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8 février 2014 6 08 /02 /février /2014 21:08

Le Présent éternel (2/7)

 

 (L'Être pur est dans le présent éternel)

 

S. Thomas d'Aquin, Commentaires sur la Métaphysique d'Aristote, édition Cathala, n° 58, 59 :

 

           " Or, seule, cette science [la Métaphysique] est en vue d'elle-même, donc seule parmi les sciences elle est libre. [...] il est alors vrai de dire que seul ce genre de science est recherché pour lui-même, comme seuls sont appelés libéraux les arts qui sont ordonnés à savoir, ceux qui ont pour fin un résultat pratique à obtenir par une activité étant dénommés mécaniques ou serviles. Ou encore seule désigne spécialement ce genre de philosophie ou de sagesse qui a pour objet les causes les plus élevées. Comme parmi celles-ci se trouve aussi, comme on l'a dit, la cause finale, il convient donc que cette science considère la fin ultime et universelle de tout. C'est ainsi que toutes les autres sciences lui sont ordonnées comme à leur fin. Seule donc celle-ci est au plus haut degré en vue d'elle-même. " [On n'entre pas en métaphysique pour satisfaire les ambitions d'un moi illusoire, mais pour s'élever spirituellement et ainsi apporter au monde un supplément d'âme susceptible de rendre les êtres humains plus proches les uns des autres par la découverte et la réalisation de l'Être premier, l'Être infini, l'Un même, en qui tout être humain a la vie, le mouvement et l'être.]

 

 

Il faut bien comprendre que la science de l'être comme tel, ou de l'existant en tant qu'existant, est la science de la substance, sujet de tous ses accidents et principe et cause (selon la forme) de ce-qui-est, parce que l'être comme tel, l'être que nous saisissons concrètement en considérant la réalité physique, l'être sensible (ens sensibile) et mobile (ens mobile), n'existe véritablement que dans la substance - substance qui constitue une unité existentielle et implique composition de puissance et d'acte et, par suite, composition d'essence et d'être (ce qui fait que toute substance doit tenir son existence d'une autre réalité qui ne peut être qu'une Cause première absolument simple dont l'essence ou la nature est son être même). Bien que les substances matérielles n'existent que relativement et qu'elles n'aient qu'une existence dérisoire ou éphémère (et même illusoire au regard de l'Être absolu), étant toutes soumises à la génération et à la corruption, n'étant pas l'Être même, elles ont néanmoins l'être temporairement (habens esse) : l'Être, irréductible à tout concept, soutient en effet leur présence particulière ou les contient dans son unité, son universalité et sa transcendance par sa présence intime, paisible et silencieuse. Nous voyons que nous pouvons découvrir ainsi l'existence d'un Être premier ou l'acte premier d'exister par la connaissance analogique de l'être en acte (par opposition à l'être en puissance), et par le principe de causalité et son corollaire, le principe de non régression à l'infini, qui exprime la transcendance de l'être sur ses propres déterminations ou manifestations, et par un indispensable jugement d'existence (" ceci est " ou " je suis ", cas éminent du jugement d'existence). Le métaphysicien voit le monde à une telle profondeur de l'être qu'il est tout naturellement disposé à la contemplation de l'Être même subsistant, ipsum esse subsistens, et même à l'union parfaite avec Lui, le seul Réel en Soi, la suprême Réalité, Celui-qui-est, union qui ne se réalise jamais sans l'aide de cet Être suprême, mais, pour l'instant, n'allons pas plus loin, car nous quitterions la métaphysique pour entrer en mystique (a). Nous limitons ordinairement notre conscience en nous attachant à notre ego ou à notre moi superficiel ainsi qu'à notre mental et à notre corps au point de nous identifier à eux et de ne plus être capables de voir et de connaître toutes choses du point de vue de L'Etre. " Nos états de conscience sont plus ou moins ouverts au Réel parce que nous envisageons les choses selon différents points de vue. Le naturaliste, le physicien, le mathématicien, le poète, le métaphysicien, le sage, - qui ne fait plus qu'un avec l'Etre non relatif ou avec l'Absolu, - le mystique, - qui est uni à Dieu en tant que Personne, tout en ne faisant plus qu'un avec l'Absolu - se tiennent à des niveaux différents de profondeur spirituelle et par conséquent ne voient pas les choses de la même façon. Les uns (le monde en général et les scientifiques ou les " savants ") examinent un existant sous un aspect plus ou moins limité ou particulier, les autres (les métaphysiciens ou les sages) l'examinent en tant qu'existant et d'autres encore (les mystiques ou ceux qui sont arrivés à la suprême contemplation trinitaire) le voient dans l'Unique (b). Seul celui qui est parvenu à la source de son être ou à son fond intime se voit tel qu'il est réellement dans la Pensée divine et découvre la place qui lui est assignée dans le monde. Du point de vue du Moi profond ou du Soi, il n'y a plus de doute possible  ; mais du point de vue de l'ego ou du moi superficiel, il n'y a qu'incertitude. Sainte Thérèse d'Avila (1515-1582), réformatrice du Carmel avec saint Jean de la Croix, parlait, quant à elle, d'un état singulier, voire pathologique, selon lequel personne ne connaît sa propre demeure (c).

 

a) S. Thomas d'Aquin, Contra Gentiles, 4 volumes, éd. Lethielleux, 1961, liv. II, chap. XV :

          

" L'être se dit de tout ce qui est : Esse dicitur de omni eo quod est. "

- Id., liv. I, chap. XVI : " Le premier agent qui est Dieu, ne comporte aucun mélange de puissance, mais il est acte pur : Primum agens, quod Deus est, nullam habet potentiam admixtam, sed est actus purus. "

- Id., liv. I, chap. XXII : " Dieu n'a donc pas d'essence qui ne soit pas son être. [...] Etre signifie acte. On ne dit pas qu'une chose existe du fait qu'elle est en puissance, mais du fait qu'elle est en acte. [...] Or nous avons vu qu'en Dieu il n'y a rien en fait de puissance, mais que son être est acte pur. L'essence de Dieu n'est donc rien d'autre que son être " : " Deus igitur non habet essentiam quæ non sit suum esse. [...] Esse actum quendam nominat : non enim dicitur esse aliquid ex hoc quod est in potentia, sed ex hoc quod est in actu. [...] Ostensum est autem in Deo nihil esse de potentia, sed ipsum esse purum actum. Non igitur Dei essentia est aliud quam suum esse. "

- Id., livre I, chap. XLV : " Dieu est son intelligence et son être : Deus est sua essentia et suum esse. "

 

Ibid., Somme théologique, éd. de la Revue des Jeunes, 67 vol., Desclée & Cie, Paris - Tournai - Rome, imprimeurs du S. Siège et de la S. Congrégation des Rites, 1953, Ire Partie, qu. 54, art. 1, conclusion :

 

           " En Dieu seul sa substance est son être : In solo Deo sua substantia est suum esse. " - Id., qu. 3, art. 4 : " [...] en Dieu rien n'est potentiel [...] Donc son essence est son être : [...] in Deo nihil sit potentiale [...] Sua igitur essentia est suum esse. "

 

Ibid., L'être et l'essence, Librairie philosophique J. Vrin, Paris, 1965, traduction et notes par Catherine Capelle, O. P., chap. I :

 

           " L'essence est dite selon que par elle et en elle l'existant a l'existence : Essentia dicitur secundum quod per eam et in ea ens habet esse. " - Id., chap. II : " Mais parce que l'être est dit de façon absolue et en premier des substances, et en dernier et comme relative des accidents, que l'essence se trouve proprement et vraiment dans les substances, mais relativement et d'une certaine manière dans les accidents : Sed quia ens absolute et per prius dicitur de substantiis, et per posterius et quasi secundum quid de accidentibus, inde est quod essentia proprie et vere est in substantiis, sed in accidentibus est quodammodo, et secundum quid. " - Id., chap. V : " Or l'exister lui-même ('ipsum esse') ne peut être causé par la forme ou quiddité de la chose - parce que cette chose serait alors sa propre cause et une réalité se produirait elle-même, ce qui est impossible. "

 

Ibid., Somme théologique, Ire Partie, qu. 44, art. 1, conclusion :

 

           " Il reste donc que tous les êtres ('omnia'), sauf Dieu, ne sont point identiques à leur être, mais participent l'être ('participant esse'). Et il s'ensuit nécessairement que toutes choses diverses en raison de diverses participations de l'être, que toutes choses de ce fait plus ou moins parfaites, sont causées par un premier être, qui, lui, est en toute perfection, en toute plénitude. " - Id., qu. 45, art. 1, conclusion : " [...] l'émanation de tout l'être procédant d'une cause universelle, qui est Dieu  ; et c'est cette sorte d'émanation qu'on désigne sous le nom de création. [...] ainsi la création, qui est une émanation de tout l'être, a pour terme antérieur le non-être qui est le rien. " - Id., art. 4, solution 1 : " Quand le livre Des Causes dit que la première des causes créées, c'est l'être, il n'entend pas désigner par le mot être la substance créée, mais l'aspect précis sous lequel la création atteint son objet. En effet, si une chose est dite créée, c'est parce qu'elle est un étant, non parce qu'elle est 'tel étant', vu que la création est une émanation de tout l'être procédant d'un être universel, qui est Dieu " [Soulignons que l'être commun est beaucoup plus qu'un être construit par la raison humaine, beaucoup plus qu'un être logique, car sans cela il faudrait subordonner le réel au logique et soutenir que l'être réel émane de l'être de raison, ou que l'être de raison est en réalité plus réel que l'être dit réel ou qui lui est opposé.]

 

S. Thomas d'Aquin, Somme théologique, Ire Partie, qu. 45, art. 5, conclusion :

 

           " [...] entre tous les effets, le plus universel est l'être même. D'où la nécessité qu'il soit l'effet propre de la première et de la plus universelle des causes, qui est Dieu : [...] inter omnes effectus, universalissimum est ipsum esse. Unde oportet quod sit proprius effectus primæ et universalissimæ causæ, quæ est Deus. " - Id., qu. 4, art. 1, difficultés 3 : " Enfin, l'essence de Dieu est son être même, avons-nous dit  ; mais l'être même n'est-il pas ce qu'il y a de plus imparfait, étant ce qu'il y a de plus commun, apte à recevoir toutes les déterminations du réel ? Dieu est donc imparfait. " - Id., Solution 3 : " On a donc bien tort d'appeler l'être même une réalité imparfaite  ; c'est la plus parfaite de toutes, car à l'égard de toutes les autres elle joue le rôle de l'acte. Rien n'a d'actualité que selon qu'il est : c'est donc que l'être même est l'actualité de toutes choses, et précisément des formes elles-mêmes. " - Id., qu. 103, art. 5, conclusion : " [...] Dieu n'est pas la cause particulière, d'un certain genre de réalités, mais bien la cause universelle de tout l'être " : " Deus est causa non quidem particularis unius generis rerum, sed universalis totius entis. "

 

Aristote, Métaphysique, L, 7, 1072 b 15-30 (extase métaphysique) :

 

« À un tel principe sont suspendus le Ciel et la nature. Et ce principe est une vie comparable à la plus parfaite qu’il nous soit donné, à nous, de vivre pour un bref moment. Il est toujours, en effet, lui, cette vie-là (ce qui, pour nous est impossible), puisque son acte est aussi jouissance. C’est d’ailleurs parce qu’elles sont des actes, que la veille, la sensation, la pensée sont nos plus grandes jouissances, les espoirs et les souvenirs n’étant que des jouissances que par celles-là. Or la Pensée, celle qui est par soi, est la pensée de ce qui est le meilleur par soi, et la Pensée souveraine est celle du Bien souverain. L’intelligence se pense elle-même en saisissant l’intelligible, car elle devient elle-même intelligible en entrant en contact avec son objet et en le pensant, de sorte qu’il y a identité entre l’intelligence et l’intelligible : le receptacle de l’intelligible, c’est-à-dire de la substance formelle, c’est l’intelligence, et l’intelligence est en acte quand elle est en possession de l’intelligible. Aussi l’actualité plutôt que la puissance est-elle l’élément divin que l’intelligence semble renfermer, et l’acte de contemplation est la béatitude parfaite et souveraine. Si donc cet état de joie que nous possédons qu’à certains moments, Dieu l’a toujours, cela est admirable ; et s’il l’a plus grand, cela est plus admirable encore. Or c’est ainsi qu’il l’a. Et la vie aussi appartient à DIEU, car l’acte de l’intelligence est vie, et DIEU est cet acte même ; et l’acte subsistant en soi de DIEU est une vie parfaite et éternelle. Aussi appelons-nous DIEU un vivant éternel parfait ; la vie et la durée continue et éternelle appartiennent donc à DIEU, car c’est cela même qui est DIEU. »  [Psaumes, XIII, 1 : « L’insensé dit dans son cœur : “ Il n’y a point de Dieu ”. » ; cf. Romains, 1 : 20.]

 

b) Imitation du Christ, liv. I, chap. III :

 

           " Celui-là seul pour qui le Verbe unique est tout, qui rapporte tout à l'Unique et voit tout dans l'Unique, peut être stable dans son cœur et demeurer en la paix de Dieu. "

Autre traduction :

           " Celui pour qui tout est Unité, qui rapporte tout à l'Unité et qui voit le tout dans l'UN, peut être ferme en son cœur et demeurer, pacifique, en Dieu. "

 

c) Cf. Ste Thérèse d’Avila, Le Château de l’Âme, Ires Demeures, ch. I.

 

           Qu'est-ce que l'être de ce-qui-est, de ce qui existe de telle ou telle manière ? Qu'est-ce que l'être de telle ou telle réalité ?

           Ceci est, ceci existe, cette réalité, ou cette forme, exerce l'être. Le " ceci " est " actué ", ou mis en acte, par le " est ". L'être qu'exerce cette forme est par conséquent plus actuel que celle-ci : le " est " " actue " le " ceci " ; et toutes les autres réalités exercent également l'être, ce qui est au-delà de toutes leurs déterminations.

           Le " ceci " n'est pas ce que le métaphysicien cherche à saisir. Ce qu'il cherche à saisir est ce qu'est cette réalité en tant qu'être et qui est distinct de sa forme propre, ou de sa nature, de sa détermination essentielle.

           Quelle est donc la nature de cet " est " commun à tout ce qui est ? Qu'est-ce que l'être de cette réalité existante, l'être de ce qui existe, l'être de l'étant, que nous expérimentons ?

           Qu'est-ce que l'être ? Voilà la question fondamentale qui pose le problème de la connaissance de l'être, considéré comme tel. Voilà la voie d'accès à la connaissance métaphysique. Voilà l'aurore de la métaphysique, ou de ce qui est " après la physique " : meta ta fusika  ".

           La métaphysique n'a aucun lien essentiel ou fondamental avec la physique : elle n'est pas fonction des théories scientifiques. Elle part de la considération de ce-qui-est du point de vue de l'être, ou de l'exister de tel ou tel être, pour parvenir à l'être par soi, à l'être premier ou l'acte pur, mais elle ne s'arrête pas à la considération des choses " dans les quantités et les relations quantitatives incluses dans leurs manifestations sensibles " (a). A la rigueur, les données de la physique - moderne ou non - ne peuvent servir qu'à illustrer la pensée métaphysique ou théologique des sages ou des mystiques (b).

 

a) Jean Daujat, Physique moderne et philosophie traditionnelle, docteur en physique et en philosophie, chap. IV : Physique moderne et philosophie, éd. Desclée et Cie, p. 50.

 

b) Stéfan Swiezaski, docteur en philosophie de l'université de Lwow, en Pologne, et Maître de recherches au CNRS à Paris, en 1960-61 et 1964-65, Redécouvrir Thomas d'Aquin, éd. Nouvelle Cité, 1989, pp. 28-29 :

 

           " Si la philosophie de saint Thomas [ou la métaphysique d'Aristote] se trouvait dans un rapport de dépendance absolue avec la science de son époque - comme on le prétend parfois à tort, - il faudrait alors aussi la rejeter comme les autres théories périmées. "

           Cela est d'autant plus vrai qu'Aristote lui-même n'attribue pas une certitude absolue à la science de son temps (a). " Sans doute, écrit-il, essayer de fournir une explication de certains faits ou de tous, sans rien omettre, peut sembler le signe d'une trop grande naïveté ou d'un zèle excessif. [...] mais, pour le moment, nous n'avons à dire que ce qui est probable (b). " Et ailleurs : " Mais les faits ne sont pas connus d'une manière satisfaisante et, s'ils le deviennent un jour, il faudra se fier aux observations plus qu'aux raisonnements, et aux raisonnements dans la mesure où leurs conclusions s'accorderont avec les faits observés (c). "

 

a) IVe siècle av. J.-C.

 

b) Aristote (384-322 av. J.-C.), Traité du ciel, liv. II, chap. 5, 288 a, Téqui, 1949.

 

c) Aristote, De la Génération des Animaux, liv. III, 10, 760 b, Téqui, 1961.

 

           Définition de la philosophie.- Philosophie, du grec filosofia, de filew, aimer, et sofia, savoir, science, sagesse. La philosophie est la connaissance par la lumière naturelle de la raison des causes premières ou des principes suprêmes relatifs à l'ordre naturel et ne trouve son plein épanouissement ou sa fin ultime que dans la contemplation de la Réalité Première, de l'Acte pur, de Celui dont l'essence est l'exister même. Le philosophe doit être l'ami de la sagesse, car la vérité ne se révèle qu'à ceux qui l'aiment avant toutes choses. Autrement dit un philosophe authentique est un sage qui met sa vie en accord avec son savoir, un sage qui juge les choses par les causes suprêmes avec une certaine expérience intérieure de Dieu en tant que cause universelle de l’être (a).

 

a) Cf. S. Thomas d’Aquin, Somme théologique, IIa IIae, q. 45, a. 1, conclusion : « secundum Philosophum [Aristote, Métaphysique, liv. A, ch. 2 Nature de la Philosophie – chapitre sublime]… » ; Ia IIæ, q. 94, a. 2, conclusion : « In his autem… » ; IIa, IIæ, q. 1, a. 7, conclusion : « Ita se habent… » ; Ia, q. 8, a. 3, conclusion : « Sic igitur… »

 

Louis Jugnet, Problèmes et Grands Courants de la Philosophie, ouvrage préfacé par Marcel De Corte, professeur à l’Université de Liège, Les Cahiers de l’Ordre Français, 7ème Cahier, 1974, p. 24 :

 

           La Science, en effet, dans sa partie la plus développée et la plus spectaculaire, c’est-à-dire la physique mathématisée, ne retient des choses concrètes que l’aspect quantitatif mesurable. Elle établit des lois, c’est-à-dire des rapports ou relations entre les phénomènes observables, puis les coordonne suivant quelques principes très abstraits en une vaste théorie d’ensemble, qui subit continuellement la remise en question la plus radicale s’il le faut. C’est ce qui a fait dire au célèbre physicien Eddington que « les symboles mathématiques utilisés par la physique actuelle ressemblent aussi peu aux faits réels que le numéro de téléphone au visage de l’abonné qu’il permet d’appeler ». Il serait donc insensé d’attendre de la pure science expérimentale une réponse aux problèmes philosophiques fondamentaux dont nous parlions au début (1).

           C’est ce que reconnaît sans difficulté un savant logicien, fort connu lui aussi, Wittgenstein, lorsqu’il déclare : « … même si toutes les questions scientifiques étaient résolues, nos problèmes de vie ne seraient pas même touchés ». J. Fourastié, lui-même grand admirateur pourtant de la Science et de la Technique, écrit : « La Science nous apprend à peu près comment nous sommes là ; elle ne nous apprend ni pourquoi nous sommes, ni où nous allons, ni quels buts nous devons donner à nos vies et à nos sociétés » (2).

 

1) On trouvera là-dessus une abondante documentation matérielle au service d’une excellente orientation, dans le bel ouvrage du regretté philosophe canadien Émile Simard, La nature et la portée de la méthode scientifique (Québec, Laval, et Vrin, 1958), auquel nous renverrons encore ultérieurement.

 

2) Lettre ouverte à quatre milliards d’hommes, Albin Michel, p. 117.

 

ID., ibid., p. 60 :

 

           Nous pouvons encore ajouter un argument, assez peu connu, à cette démonstration : pour ARISTOTE, comme pour PLATON, la philosophie (episthmh) ou savoir suprême : elle fait connaître en vérité et avec certitude le pourquoi des choses. Elle est, en soi, plus certaine que tout autre type de connaissance. Or, ARISTOTE réduit la science des phénomènes ce que les modernes appellent la Science, avec un S géant au niveau de l’opinion ou du probable (induction « dialectique » ou « topique »). C’est la lecture du livre de SIMARD, déjà cité, qui nous a éclairé à ce sujet. Il cite en référence, des textes parfaitement nets d’Aristote, lequel n’attribue pas une certitude absolue à la science de son temps (1). On voit alors le sens de notre raisonnement : Comment Aristote aurait-il PU, sans être positivement fou ce que  personne n’a jamais osé prétendre vouloir fonder la plus certaine des connaissances, c’est-à-dire la philosophie, sur ce qui, pour lui, reste au niveau de la « doxa » (opinion plus ou moins fondée) ? C’est un véritable cercle carré. La philosophie d’ARISTOTE, pour cette raison supplémentaire aussi, n’est PAS solidaire de son imagerie scientifique (2). Elle ne dépend que des exigences premières de notre esprit et des données les plus massives de l’univers commun. Si le vrai n’est pas mesuré par la mode, ARISTOTE garde donc toutes ses chances dans la compétition philosophique.

 

1) Cf. Seconds analytiques, I, 27 ; Métaph., II, 3, 995a 1-20 ; Météores, I, 7, 344a 59 ; Traité du Ciel, I, 2, 70b 11-18 ; II, 5, 287b 29, 288a 22. – Sur l’expression « induction dialectique » (=, chez lui, probable), v. Topique, VIII, 2, 157b 33. -

 

2) C’est plutôt l’imagerie scientifique de son époque qui, semble, à certains, solidaire de sa philosophie, alors que celle-ci ne l’utilise qu’à titre de servante.

 

Saint Thomas d’Aquin, Commentaire de la Logique d’Aristote : comlogaraq.htm et notre résumé : logique.htm

 

ID., Les 10 questions disputées sur la puissance, un sommet philosophique, métaphysique et théologique sur Dieu et la création qui nous fait prendre conscience de la misère actuelle (en 2008) de la pensée humaine à tous les niveaux : actepuis.htm

 

ID., Commentaire de la Métaphysique d'Aristote : meta_st_th.htm

 

Saint Bonaventure (1221-1274), Itinéraire de l’esprit vers Dieu, ch. Ier : Degrés d’élévation à Dieu et contemplation par ses vestiges dans l’univers, § 15 :

 

« Celui que tant de splendeurs créées n’illuminent pas est un aveugle (coecus est) ; celui que tant de cris ne réveillent pas est un sourd (surdus est) ; celui que toutes ces œuvres ne poussent pas à louer Dieu est un muet (mutus est) ; celui que tant de signes ne forcent pas à reconnaître le premier principe est un sot (stultus est) (a). »

 

a) L’Ecclésiaste, I, 15 : « Perversi difficile corringuntur, et stultorum infinitus est numerus : Les pervers difficilement se corrigent, et des insensés infini est le nombre. » - Sagesse, I, 20 : « … et l’univers ira au combat avec Lui (le Très Haut) contre les insensés. » - Cf. Psaumes, 91 : 5 ; 103 : 24.

 

ID., La Triple voie, III. La consommation, L’unique Maître, § 7 :

 

           « … De tout ce qui précède apparaît dans quel ordre et sous la conduite de quel maître on parvient à la sagesse.

           « L’ordre est en effet que l’on commence par la stabilité de la foi, que l’on avance par la sérénité de la raison et qu’on parvienne ainsi à la suavité de la contemplation ; c’est l’ordre qu’insinue le Christ lorsqu’il dit : “ Je suis la voie, la vérité et la vie ” (S. Jean, 14 : 6). C’est par lui que s’accomplit l’oracle du Sage (Proverbes, 4 : 18) : “ Des justes le sentier est la splendeur solaire, dont l’éclat va croissant jusqu’au milieu du jour ”.

           « Cet ordre l’ont tenu les saints, attentifs à la parole d’Isaïe : “ A moins que vous ne croyiez, vous n’aurez pas l’intelligence ”.

           « Cet ordre l’ont ignoré les philosophes qui, négligeant la foi et s’appuyant uniquement sur la raison, d’aucune façon ne purent parvenir à la contemplation, parce que, selon la parole d’Augustin (De Trinitate, I, c. 2, n. 4) : “ De l’âme humaine l’impuissante acuité ne se fixe pas sur une lumière si excellente, à moins qu’elle ne soit purifiée par la justice de la foi ”. »

 

Les quatre premiers principes de la raison spéculative :

 

1° Le principe de non-contradiction (il est impossible d'être et en même temps de ne pas être - principe dépendant de la saisie de l'être et fondé sur les notions d'être et de non-être, notions absolument primitives ou non dérivées d'autres notions – forme logique du principe d’identité : l’être est l’être) ;

 

2° Le principe de raison d'être (tout être est intelligible) ;

 

3° Le principe de finalité (tout agent agit pour une fin) ;

 

4° Le principe de causalité (tout être n'existant pas par soi existe par un autre).

 

J. Wébert, O. P., Essai de Métaphysique thomiste, Éd. de la Revue des Jeunes, Desclée & Cie, Paris, 1927, pp. 45-46, 67, 68, 71-72, 83, 84, 85, 100-102, 104-106, 107, 108 :

 

" Si l'on va jusqu'au bout de l'exigence intellectuelle, il paraît donc bien que tout ce qu'on appelle "être" est considéré selon sa proximité plus ou moins grande à un être vraiment être, permanent et stable, qu'il soit hors de l'esprit, ou qu'il soit l'esprit [et non une image ou une vision imaginaire]. Cette analyse fait comprendre l'axiome suivant : "l'être se dit de multiples manières, mais tout être s'exprime par rapport à un être premier (S. Thomas, Comm. In Metaph, lib. IV, I)."

           " En face de l'être, l'intelligence peut affirmer ou nier. La négation est l'opération qui suit immédiatement par nature à la position de l'être. Aucune n'est plus universelle, et malgré l'apparence paradoxale aucune n'est plus féconde. [...] En fait, cette opposition de l'être et du non-être est l'armature même de la pensée. Sans elle, pas de distinctions ; sans les distinctions, pas de classes de phénomènes, pas d'ordre des êtres. En définitive, aucune philosophie possible. C'est si vrai que même et surtout nos connaissances des suprasensibles ne pourront former une science que par des hiérarchies de négations (cf. S. Thomas, Comm. In Boet. De Trin., l. II, q. 6, a. 3)."

           " Ce qui suit immédiatement à l'être, c'est l'unité. Sa genèse intellectuelle peut se décrire sommairement ainsi : l'intelligence saisit d'abord l'être, puis elle le nie absolument, d'où : non-être. A cette négation, suit l'opposition : être et non-être. L'intelligence affirme alors la division transcendantale de l'être et du non-être. Puis elle nie la division de l'être par rapport à lui-même : ce qui n'est rien d'autre que de poser son unité. L'unité métaphysique n'est donc rien d'autre que l'indivision."

           " Si l'on a bien pénétré le caractère relationnel des transcendantaux, aucune difficulté à s'en faire une conception saine : l'être sera vrai par rapport à l'intelligence, bon, par rapport à la tendance affective qu'il éveille, beau, par la complaisance qu'il produit dans les facultés connaissantes. [...] Les définitions thomistes que nous alléguerons en leur lieu le laissent bien voir : le vrai se définit par la conformité de l'intelligence au réel [et non à l'imaginaire ou à quelque vision imaginaire] ; le bien, ce que tout désire ; le beau, ce qui plaît contemplé. Tel est le schéma des propriétés transcendantales de l'être. Deux sont le fruit d'une certaine négation : l'un, ou l'indivision, le quelque chose ou détermination par distinction. Trois expriment des relations : le vrai, le bien, le beau. Le détail va montrer la fécondité de ces distinctions. [...]"

           " L'étude de l'unité se référait à l'être en lui-même. [...] Les propriétés transcendantales qu'on découvre ensuite ont, nous l'avons dit, le caractère d'une relation de l'être à l'esprit. [...] La relation transcendantale de vérité n'est pas autre chose que cet accord primitif de l'être à l'intelligence : consonance, correspondance, conformité, rapport, affinité, adéquation du réel à l'intelligence, tels ont les plus notables des termes par lesquels saint Thomas exprime l'idée de vérité. [...] L'être convient à l'intelligence : en ce sens, il est vrai. [...] L'être est apte à satisfaire l'intelligence, il sera sa perfection, son achèvement ; il y aura toujours une convenance naturelle de l'un à l'autre. [...] "Il n'y a de vérité que dans le jugement", est en effet un axiome de philosophie thomiste. [...] L'intelligence juge alors de la vérité de son acte (cf. S. Thomas, Comm. in Periherm., I, lec. III, n. 9). C'est en ce sens seulement que vaut la sentence aristotélicienne : "la vérité est seulement dans l'esprit"."

           " Nous pouvons déterminer à priori quelques conditions exigibles de tout premier principe. Il faut d'abord qu'il soit un jugement construit à l'aide de notions primitives. S'il en était autrement, c'est-à-dire s'il était fait de notions dérivées, il resterait toujours la possibilité théorique de trouver des synthèses antérieures, plus universelles. Il faut en outre que ce jugement marque un progrès de la pensée et ne soit pas une pure tautologie. C'est vrai de tout jugement, et la demande ne serait pas bien originale, si l'on ne savait que certains ont tenté d'instaurer comme premiers principes de simples apparences de jugement.

                                                                                                  " Le principe de non-contradiction : l'idée la plus simple et la plus universelle est l'idée d'être [cf. Aristote et Avicenne]. L'opération intellectuelle la plus simple qui se puisse ensuite concevoir, c'est la négation radicale de l'être : non-être. La première synthèse ou jugement que formera l'esprit sera une certaine comparaison de l'être et du non-être. Or, la seule position intelligible en ce cas, c'est de juger que l'être et le non-être sont incompatibles. Nous venons de retracer en bref la genèse du célèbre principe de non-contradiction : il est impossible d'être et en même temps de ne pas être. C'est là une formule quelconque, - nous donnerons la plus usuelle dans un instant, - mais l'essentiel est de saisir, par delà les mots, l'acte spirituel du jugement qui repousse la contradiction : " impossible d'être et de ne pas être ".

" Nous avons donc découvert la première synthèse opérée par l'intelligence à l'aide des premiers concepts. La conséquence immédiate, c'est qu'elle est à l'origine de toutes les autres. Rien de plus vaste que l'être, le non-être, et le jugement de leur exclusion mutuelle. Le principe de non-contradiction sera le régulateur, arch [arkhê], de tous les principes dérivés, des plus universels jusqu'aux jugements d'expérience. C'est si vrai que la valeur des autres principes ne peut s'établir que par lui : en effet, un jugement dérivé n'aura de sens que s'il est absolument certain que "être tel" et "ne pas être tel" ne sont pas simultanément possibles [l'être étant nécessairement un, la loi de l'être ne peut pas être celle du non-être, les contradictoires (par ex. être et non-être, blanc et non-blanc, etc.) s'excluant de façon absolue sans qu'il y ait de milieu entre eux : "tertium non datur"], - ce qui de nouveau n'a de sens que s'il est impossible que "l'être" et "le non-être" soient donnés en même temps. Saint Thomas résume ces considérations avec sa riche brièveté : " (Ce principe) est fondé sur les idées d'être et de non-être, et tous les autres sont fondés sur lui (Somme théologique, II-I, q. 94, a. 2)". Il faut bien voir qu'un tel jugement ne pose aucune réalité, mais est seulement l'instrument spirituel à discerner toute vérité [cette remarque du R. P. J. Wébert est absolument capitale]. [...]

« L'on a critiqué encore la forme négative du premier principe et son caractère de proposition modale. Il nous semble que ces deux critiques peuvent être écartées simultanément. Admis que le principe de non-contradiction ne pose aucune réalité [l'être et le non-être ne pouvant pas constituer ensemble un autre être ou un troisième être], la force du jugement consiste à déclarer (et donc en un certain sens : affirmer) l'exclusion de l'être et du non-être, exclusion réciproque qui, rigoureusement, ne pose ni l'un ni l'autre. Il ne restait donc que la modalité de l'impossible pour exprimer une exclusion de ce genre. A la vérité, il n'y a pas de preuve directe d'une telle assertion, en raison du caractère primitif du jugement. Qu'on veuille seulement feindre que la formule du principe est absolue : " il n'est pas vrai que l'être est et n'est pas ", on est alors entraîné à poser une existence (l'être est), et l'on a retiré au premier principe son infinie souplesse, son universalité qui le préserve de toute application déterminée : " il est impossible d'être et de ne pas être..." Il implique donc nécessairement une modalité.

           " Que si nos précautions semblaient excessives et nos analyses trop subtiles, il n'est que de réfléchir aux immenses conséquences d'une légère erreur aux origines mêmes de la pensée. L'on s'en convaincra à examiner brièvement les titres d'un autre principe dont la fortune est relativement récente dans l'histoire de la philosophie, le principe d'identité.  

           " Le principe d'identité : Wundt dit que "la loi d'identité a été exprimée pour la première fois sous une forme logique pure par Leibniz (Logik, t. II, p. 562)". De fait, celui-ci en a proposé un grand nombre de formules, parmi lesquelles : "Chaque chose est ce qu'elle est", "A est A, B est B" (Nouveaux Essais sur l'Entendement humain, IV, 2, éd. Gehrardt, p. 343, sq.)... Cependant Suarez attribuait déjà à Antonius Andreas la formule suivante : Omne ens est ens, qu'il rejette d'ailleurs comme inutile (Metaph., Disp., sect. III, n° 4).

           " Le principe d'identité, sous la forme "A est A", Omne ens est ens, paraît à un grand nombre de penseurs une pure répétition (cf. Spir, Pensée et Réalité, p. 126). Aussi a-t-on cherché à en construire des formules instructives : "Tout être est quelque chose de déterminé qui le constitue en propre. Tout être est, et est par lui-même d'une nature déterminée qui le constitue en propre (cf. Garrigou-Lagrange, Le Sens commun, la Philosophie de l'Être et les formules dogmatiques, p. 166)." Malgré l'ingéniosité déployée, l'analyse même qu'on en donne suffit à priver le principe du premier rang qu'on voudrait lui attribuer. Dans les formules précédentes, l'être du sujet désignerait l'existence, celui du prédicat, l'essence. Et nous l'admettons volontiers, comme nous reconnaissons que la distinction entre l'essence (res) et l'existence (ens) est l'une des distinction primitives (cf. S. Thomas, De Veritate, q. I, a. I). Elles ne sont pas toutefois si haut placées qu'elles ne dépendent d'autres concepts. [...]

           " D'autre part le sujet semble signifier la substance, ce qui est une restriction notable du principe. Car il faut que le premier principe convienne à tout mode d'être, réel ou possible, en acte ou en puissance, existence ou essence, substance ou accident, et jusqu'à l'être idéal d'une pensée. C'est ainsi que le principe de non-contradiction désigne l'être dans son amplitude illimitée, et ne fait que le comparer à son contradictoire, le non-être [là est la clef de la porte d'entrée à la vraie métaphysique qui est rectrix et regulatrix des autres sciences]. On ne peut concevoir un jugement d'une plus grande simplicité, et en conséquence d'une plus grande universalité.

           " Une autre expression du principe d'identité est encore moins heureuse : "Tout être est un et le même". L'étude de l'unité et l'allusion à son dérivé le même en signalent assez la complexité. L'opposition de l'être et du non-être, la division, puis la négation de la division sont des opérations antérieures à l'idée de l'un et du même. La généralité restreinte de cette formule ne lui donne pas droit au premier rang.

           " Ce n'est pas que ces principes soient faux ou même inutiles : nous les recevons à leur place, c'est-à-dire longtemps après l'opposition primitive de l'être et du non-être. [...]

           " Saint Thomas qui reconnaît, sans conteste possible, le premier rang au principe de non-contradiction (1), mentionne fréquemment "la relation d'identité". Elle avait été déjà comptée par Aristote comme un mode de l'unité (cf. Métaphysique, livre Delta, 9, 1018 a 5-10). Le Docteur Angélique [qui conversait avec les anges] explique toujours de la même manière que c'est là une pure relation de raison : on pense artificiellement un être comme deux ; de là, on remarque une certaine relation de cet être à lui-même, "idem eidem idem" (S. th., Ire P., q. 13, a.7). Elle est nettement dérivée et suppose la non-contradiction."

 

1) S. Thomas d'Aquin, Somme théologique, II-II, q. I, a. 7 :

 

           " Dans les principes par soi évidents il y a un ordre : il arrive que certains soient implicitement contenus en d'autres, de même que tous se ramènent à celui-ci ainsi qu'à un premier : " Il est impossible d'affirmer et de nier simultanément ", comme cela est exposé par le Philosophe dans sa Métaphysique " (livre Gamma, chap. 3, 1005 b 20)."

 

Id., II-I, q. 94, a. 2 :

 

" Par ailleurs, il y a un ordre établi entre les vérités qui tombent sous l'appréhension de tout le monde [à condition, bien sûr ! de ne pas être atteint de schizophrénie]. En effet, ce qui est saisi en premier lieu, c'est l'être [étant, ens] dont la notion est sous-jacente à tout ce que l'on conçoit. Et c'est pourquoi le premier principe indémontrable est qu' "on ne peut simultanément affirmer et nier" : ce qui se fonde sur la notion d'être et de non-être ; et c'est sur ce principe que tous les autres choses sont fondées."

 

H. D. Gardeil, Initiation à la philosophie de S. Thomas d'Aquin, vol. IV, Métaphysique, Éd. du Cerf, Paris, 1960, pp. 67 :

 

           " 2. Principe d'identité.

 

           " [...] Saint Thomas a-t-il fait allusion à un tel principe ? De façon explicite, certainement pas. Lorsque, soit en logique, soit en métaphysique, il étudie les axiomes, il n'en parle jamais. Mais, du moins, n'est-il pas possible de le rattacher à sa doctrine ? L'identité, pour saint Thomas, a un sens bien défini : elle signifie le mode propre d'unité qui convient à la substance. Affirmer l'identité de l'être, ce serait donc d'une certaine manière reconnaître son unité. En s'avançant dans cette voie l'on est naturellement amené à dire que le principe d'identité n'est qu'une forme de ce que l'on pourrait appeler le principe d'unité de l'être : tout être est un ou identique à lui-même, proposition fort exacte et absolument immédiate, mais qui n'entre en jeu que plus tard après la reconnaissance du transcendantal un."

 

J. Wébert, O. P., Essai de Métaphysique thomiste, ouvrage cité plus haut, pp. 119, 120, 121-124 :

 

           " Raison d'être et Causalité. - Le principe de non-contradiction ne permettrait pas à lui seul de construire la métaphysique ; et même, il n'est nullement " constructeur". Si notre activité intellectuelle se bornait à exprimer des identités ou l'absence de l'identité, nous resterions à la surface des choses. Mais la tendance profonde de notre intelligence est de rechercher en tout le principe et la cause : le développement de la métaphysique coïncide avec la réalisation de cette tendance.

           " [...] Cette intelligence, qui conçoit l'être [ens, ou l'étant] et ses propriétés transcendantales [unum, verum, bonum, pulchrum, ou l'un, le vrai, le bon et le beau], se heurte à l'expérience mobile et changeante. L'effort spécial pour rendre intelligible ce qui ne l'est pas parfaitement : " de l'être qui est, et d'une certaine façon n'est pas ", est une recherche de la raison d'être. C'est pour faire l'objet aussi transparent que possible que l'intelligence est contrainte de dépasser le donné intuitivement perçu. Si continue que soit la recherche de la raison d'être à l'affirmation de l'identité de l'être, elle dénote cependant un pouvoir original. C'est une activité nouvelle, et en même temps primitive : toute tentative de déduction du principe de raison d'être, comme aussi tout essai de la supprimer, est inutile. Il est l'expression même de l'activité intellectuelle dans le progrès de la connaissance.

           " [...] La recherche de la raison d'être se confond avec le besoin d'intelligibilité. Il peut se manifester cependant sous deux modes très différents, qui marquent deux directions originales de l'esprit. L'on peut concevoir comme raison d'être, ce qui donne à un être d'avoir telle essence déterminée. Une telle direction nous maintient dans l'ordre purement idéal, et ne conduit qu'à une analyse par concepts universels. Cette analyse rend cependant l'objet "transparent" à une intelligence contrainte d'abstraire du concret les essences immuables. Mais l'autre est plus important pour la métaphysique : c'est alors que la recherche de l'intelligibilité coïncide avec la recherche du principe réel : causes internes de l'être, s'il est composé, comme l'être matériel ; causes externes, si sa nature même requiert de telles causes. L'on voit qu'il y a une différence essentielle entre une analyse par concepts universels, qui rend un objet intelligible, et l'affirmation d'un principe réel ou cause.

           " Entre la raison d'être toute idéale qu'exprime l'essence, et la raison d'être parfaitement réelle que dénote la cause, il y a place cependant pour d'autres modalités. [...] Le devenir a sa raison d'être dans la puissance, capacité réelle au changement. Les accidents ont leur raison d'être dans la substance, être qui existe par soi. En chacun des cas, et en d'autres encore, la détermination de la raison d'être devra s'assouplir aux conditions variées de l'objet.

           " Il nous paraît d'une meilleure attitude métaphysique de maintenir l'esprit devant son activité vivante, plutôt que de lui donner l'impression d'aligner des théorèmes. Si l'opposition de l'être et du non-être, si l'identité de l'affirmation avec elle-même, lui révélait quelque chose de sa nature, voici une autre occasion de la saisir : les multiples modes d'application de la raison d'être et de la causalité, diversifiés selon les aspects du réel qui entrent en contact avec l'intelligence, mais profondément unifiés en tant qu'ils procèdent d'une même tendance intellectuelle. La recherche de la raison d'être qui produit une analyse des essences est, d'une certaine façon, " une détermination du principe d'identité [1]". Elle tend à rendre intelligible et clair ce qui était donné d'abord comme confus. Mais plus pénétrante, avons-nous dit, la recherche de la raison d'être qui scrute les origines des choses. Nous employons ce mot d' "origines" à condition qu'on l'entende en un sens très souple. Nous dirions volontiers : "explication réelle". N'est-ce pas expliquer par du réel que d'expliquer le devenir par la puissance, les accidents par la substance, l'être contingent par l'être nécessaire, la multiplicité et la finitude par un Être unique et infini, la substance physique par les quatre causes aristotéliciennes [2], l'évolution des êtres par une Fin ultime, l'ordre et les degrés de perfection par un Être intelligent et infiniment parfait ?...

           " Cette sèche et incomplète énumération n'a d'autre but que d'éveiller les esprits sur ce sujet capital de la recherche de la raison d'être. Il est si profondément caractéristique de la vie de l'esprit qu'on s'étonne des efforts répétés de tant de philosophes, soit empiristes, soit idéalistes, pour minimiser raison d'être et causalité, et borner notre champ de vision au décor des phénomènes extérieurs ou aux nuances changeantes du devenir psychologique. Là encore, nous croyons plus judicieux de nous confier à la spontanéité de notre intelligence dans l'analyse du réel, de pénétrer dans le réseau compliqué des distinctions métaphysiques, et de prendre par là une confiance croissante en la valeur de notre intelligence, plutôt que de nous frapper d'impuissance par des subtilités d'une critique stérile."

 

1) " Tout être est ce qu'il est " (essentiellement ou accidentellement) ou " tout être est d'une nature déterminée ", ou encore " l'être a pour nature d'être " - cf. Garrigou-Lagrange, Dieu, vol. 2, pp. 151, 172 ; H. D. Gardeil, Initiation à la philosophie, vol. 4, Métaphysique, p. 68 ; Chanoine Henri Collin, Manuel de philosophie thomiste, vol. I, chap. II, Logique formelle, Jugement et proposition, p. 39 ;

 

2) Les causes extrinsèques ou extérieures à l'objet produit : la cause finale et la cause efficiente ; et les causes intrinsèques de l'objet produit : la cause formelle et la cause matérielle (cf. Aristote, Physique, II, 3 ; S. Thomas d'Aquin, Les Principes de la réalité naturelle, chap. III).

P. Fr. R. Garrigou-Lagrange, Dieu, Son Existence et sa Nature, vol. I, Éd. Beauchesne, Paris, 1950, pp. 113, 119-121, 144, 145, 146-147, 150 :

 

           " 16° Comment défendre la valeur ontologique de notre intelligence et de ses notions premières ? - Cette valeur ontologique ne peut pas se démontrer d'une façon directe et ostensive, car elle est immédiatement évidente comme la nécessité des principes premiers [qui en découlent tout naturellement]. [...]

           " Les agnostiques eux-mêmes, en dépit de leur système, dès qu'ils cessent de philosopher, et même tout en philosophant, leur langage le prouve, ont naturellement cette irrésistible évidence, que leur intelligence est faite pour connaître quelque chose, que la notion d'être est la notion même du réel, que le principe de contradiction est loi du réel et non seulement loi de la pensée, que l'absurde est aussi irréalisable qu'il est inconcevable. Aucune de ces propositions n'est susceptible d'être démontrée directement, il suffit d'entendre le sens des termes.

           " Mais si la valeur ontologique de notre intelligence, de ses notions premières et principes premiers ne peut être démontrée directement, elle peut l'être d'une façon indirecte, par réduction logique à l'absurde, par recours au principe de contradiction en tant qu'il est au moins loi nécessaire de notre pensée. [...]

           " d) L'acte de penser. - L'agnostique, de son point de vue, ne peut même pas connaître la réalité de son acte de penser, mais seulement la représentation de cet acte. Et connût-il la réalité de cet acte par conscience directe, il n'en est pas absolument certain, car, s'il doute de l'objectivité du principe de contradiction comme loi de l'être, si le réel peut être contradictoire en son fond, rien ne l'assure que l'action qu'il tient pour réelle l'est réellement. [...] Aristote avait montré au livre IV de sa Métaphysique en défendant ce principe, que celui qui refuse de partir de l'être (objet premier et formel de l'intelligence), et du premier principe qu'il implique, s'interdit toute affirmation sur l'être, soit sur l'existence de sa propre pensée, et de son propre moi. "En quoi un tel homme diffère-t-il de la plante, qui est entièrement privée de connaissance? Il doit imiter Cratyle qui ne pouvant plus rien dire se contentait de remuer le doigt" (Aristote, Métaphysique, livre Gamma, 5, 1010 a 10-15 - 1009 b 10-15 : "Et en général, c'est parce que ces philosophes identifient la pensée avec la sensation" [ou les visions imaginaires, bonnes ou fausses, mais toujours fugaces et subjectives]).

           " e) L'intelligence. - Douter de la valeur ontologique des notions premières et des principes premiers, c'est enfin rendre l'intelligence elle-même absolument inintelligible et absurde. C'est en effet douter de la relation essentielle de l'intelligence à l'être intelligible. Or, l'intelligence ne se conçoit que par cette relation [objective, la connaissance étant intentionnelle] et la lui enlever c'est la détruire, elle ne serait l'intelligence de rien d'intelligible, ce qui est absurde. [...]

           " Telle est la défense indirecte de la valeur ontologique des notions premières considérées en général. La négation agnostique de cette valeur conduit à d'insolubles difficultés et à rendre absurdes tous les éléments essentiels de la connaissance intellectuelle. Pour éprouver la portée naturelle de l'intelligence sur l'être, la critique agnostique prive l'intelligence de sa relation essentielle à l'être, comme pour éprouver un ressort on le briserait [il ne faut quand même pas oublier que nous vivons sur terre avec un corps bien réel et que nous devons par conséquent agir en prenant toujours conscience de la réalité physique dans laquelle nous sommes plongés].

           " 2e Objection idéaliste. - Mais précisément parce que la pensée est d'ordre spirituel, une nouvelle difficulté surgit. L'intelligible connu par notre intelligence n'est réel que s'il se trouve dans les choses mêmes. Or, il ne peut se trouver dans les choses sensibles dont on prétend l'abstraire, car il ne peut y avoir en elles rien d'actuellement intelligible, d'immatériel, d'universel. Donc l'intelligible, objet de notre connaissance intellectuelle, n'est rien de tel [vaste problème que le monde moderne, - malgré sa horde de prétendus philosophes, - n'a pas encore été capable de résoudre].

           " Telle est l'objection classique faite contre la solution donnée par le réalisme traditionnel au problème des universaux. S. Thomas, dans sa Somme théologique (Ire P., q. 85, a. 2, sol. 2), la résout [magistralement ainsi] : "Quand on parle de l'intelligible, de l'universel, de l'abstrait, on peut entendre deux choses : soit d'une part la nature de la chose connue, soit d'autre part l'intelligibilité actuelle, l'universalité ou l'abstraction. La nature, par exemple l'humanité, qui est intellectuellement connue, qui est abstraite et universelle, n'existe que dans les individus, mais ce mode qui est l'intelligibilité actuelle, l'universalité, l'abstraction n'existe que dans l'esprit [mais existe réellement du fait qu'elle est abstraite d'un être bien réel]. Il y a déjà quelque chose de semblable pour la connaissance sensible : la vue perçoit la couleur d'un fruit sans percevoir son odeur. Si l'on demande où est la couleur qui est vue sans l'odeur, on répond qu'elle est dans le fruit. Mais que la couleur soit perçue sans l'odeur, cela est relatif à la vue, qui reçoit une similitude représentative de la couleur et non de l'odeur.

           " [...] Nos concepts ne peuvent exprimer d'une manière universelle que ce que nos sens perçoivent d'une manière singulière, soit à titre d'objet proprement sensible, soit à titre d'objet sensible per accidens. Or, les sens ne perçoivent que des phénomènes sensibles à titre d'objet proprement sensible, je le concède ; ils ne perçoivent même pas accidentellement l'être et la substance, sujet des phénomènes, je le nie ; la vue ne perçoit pas en effet la couleur en général, mais un sujet coloré, en tant que coloré ; l'intelligence l'atteint en tant qu'être et substance, elle lit au moins confusément dans les phénomènes (intus legit) le principe de leur intelligibilité, l'essence dont ils sont la propriété. (Cf. S. Thomas, in de Anima, liv. II, leç. 13 ; Somme théologique, Ire P., q. 17, a. 2, q. 78, a. 3, sol. 2.)

           " 4e Objection. - Il reste pourtant que la valeur ontologique des notions premières et des principes premiers est fondée sur la valeur de la sensation [la connaissance partant des sens]. Or, la connaissance sensible ne peut avoir une certitude métaphysique, mais seulement une certitude physique d'expérience. Donc la valeur ontologique des notions premières et des principes premiers ne peut être métaphysiquement certaine.

           " Réponse : La valeur ontologique des notions premières et des principes premiers n'est fondée sur la valeur de la sensation que d'une façon matérielle et extrinsèque, comme sur une condition prérequise, et non pas d'une façon formelle et intrinsèque comme sur son motif formel. Le motif formel de la certitude de cette valeur ontologique est l'évidence non pas sensible, mais intellectuelle, sous la lumière non des sens mais de l'intelligence. C'est ce qui fait que cette certitude est métaphysique [au-delà du physique] et supérieure à celle de la connaissance sensible. ( S. Thomas, S. th., Ire P., q. 84, a. 6, concl. : "... l'on ne peut dire que la connaissance sensible soit la cause totale et parfaite de la connaissance intellectuelle, mais bien plutôt qu'elle est la matière sur laquelle agit cette cause." ; sol. I : "... il ne faut pas attendre entièrement la vérité des sens. La lumière de l'intellect agent est requise, par laquelle nous connaissons sous un mode immuable les choses changeantes, et nous discernons les réalités de leurs images.".- Cf. S. Thomas, De Veritate, q. 11, a. 1, ad. 13um et 17um.) Et l'intelligence juge dans sa lumière à elle, et par ses propres principes de la valeur de la sensation dont elle se sert : Une sensation de rien de senti serait contraire au principe de contradiction ; une sensation se produisant sans cause extérieure déterminante serait contraire au principe de causalité ; des sens qui ne seraient pas ordonnés à connaître une réalité sensible seraient contraire au principe de finalité. Accidentellement le sens peut se tromper même à l'égard de son objet propre, par suite d'une mauvaise disposition de l'organe (cf. S. Thomas, S. th., Ire P., q. 17, a. 2). Au contraire, l'intelligence ne peut se tromper même accidentellement sur les notions premières simples et les principes premiers (cf. S. Thomas, S. th., Ire P., q. 17, a. 3, concl. et sol. 2), la certitude naturelle de ces principes subsiste sous les erreurs systématiques qui les dénaturent ou qui les nient. Ces erreurs sont comme un nuage d'imagination à la surface de l'intelligence et ne peuvent en modifier le fond, ce qui reviendrait à détruire l'intelligence même. Au sujet de ceux qui nient le principe de contradiction, Aristote remarque : "Tout ce qu'on dit, il n'est pas nécessaire qu'on le pense" (Métaphysique, livre Gamma, chap. III : Étude des axiomes et du principe de contradiction, 1005 b 25). [...]

           " [...] Dans la leçon 6e sur le IVe livre [livre Gamma] de la Métaphysique, S. Thomas prouve qu'il doit y avoir un principe suprême, en comparant les deux premières opérations de l'esprit, conception et jugement. On ne remonte pas à l'infini dans la série des concepts, l'analyse des concepts les plus compréhensifs nous conduit par degrés à un premier concept, le plus simple et le plus universel de tous, le concept d'être : ce qui est ou peut être. Sans cette toute première idée, impliquée dans toutes les autres, l'intelligence ne peut rien concevoir. S'il y a un premier dans la série des jugements ; et le premier jugement, le plus simple et le plus universel, doit dépendre de la première idée, il doit avoir pour sujet l'être et pour prédicat ce qui convient premièrement à l'être. Quelle en sera la formule exacte ? Aristote dit : " Il est impossible que le même attribut appartienne et n'appartienne pas en même temps, au même sujet et sous le même rapport [...] Il n'est pas possible, en effet, de concevoir jamais que la même chose est et n'est pas, comme certains croient qu'Héraclite le dit : car tout ce qu'on dit, on n'est pas obligé de le penser." (Métaphysique, livre Gamma, chap. 3, 1005 b 20)." [Commentaire de l’Introduction de la Métaphysique d’Aristote par saint Thomas d’Aquin : thomcom_metarist.htm]

 

H. D. Gardeil, Initiation à la philosophie de S. Thomas d'Aquin, vol. IV, Éd. du Cerf, Paris, 1960, pp. 69-70 :

 

           " Remarque. - Origine et formation des premiers principes.

           " Les premiers principes ne sont pas des vérités innées ou possédées par l'intelligence antérieurement à toute connaissance. A proprement parler, seule, notre intelligence, qui est en pure puissance à l'égard des intelligibles, est innée. Ce n'est que lorsque nos facultés de connaître ont été déterminées par des objets sensibles que nous prenons conscience des premiers principes. Encore faut-il préciser que nous ne les saisissons d'abord que dans des cas particuliers, par rapport à tel être ; nous ne pouvons nous élever à des formules universelles relatives à tout être qu'après avoir élaboré l'idée commune d'être. S'ils ne sont pas innés, ces principes sont cependant dits naturels à notre intelligence, car ils font naturellement suite à son exercice : toute intelligence qui s'est exercée les possède nécessairement. Par rapport à cette intelligence, ils constituent ce qu'on appelle un habitus, c'est-à-dire une disposition stable qui assure la facilité et la sûreté de son exercice. Cet habitus se diversifie lui-même suivant qu'il s'agit des premiers principes dans l'ordre spéculatif ou des premiers principes dans l'ordre de l'action pratique. Retenons que l'habitus des premiers principes spéculatifs de l'intelligence, sans être inné, perfectionne cependant de façon naturelle cette faculté."

 

S. Thomas d'Aquin, Commentaire des Métaphysiques, IV, leçon 6, n° 599 : 

 

           " La troisième condition que doit remplir le principe le plus certain est qu'il ne soit pas acquis par démonstration ou par un procédé semblable, mais qu'il survienne comme naturellement en celui qui le possède, de sorte qu'il soit connu de façon quasi naturelle [quasi ut naturaliter] et non par mode d'acquisition. C'est en effet en vertu de la lumière naturelle de l'intellect agent que les premiers principes deviennent manifestes, et ils ne sont pas acquis par des raisonnements mais du seul fait que leurs termes sont connus. Voici comment cela se produit. A partir des objets sensibles se forme la mémoire, et à partir de la mémoire l'expérience et de l'expérience procède la connaissance des termes ; ceux-ci étant connus, on prend alors conscience de ces propositions communes qui sont le principe des arts et des sciences. Il est donc clair que le principe le plus certain ou le plus ferme doit être tel qu'à son égard on ne puisse se tromper ; qu'il ne résulte d'aucune supposition ; enfin qu'il survienne naturellement [naturaliter]."

 

Louis Jugnet (rappelé à Dieu le 12 février 1973), le grand et vrai philosophe thomiste, un des meilleurs esprits de sa génération, qui a exercé une influence considérable par son enseignement et ses écrits, agrégé de l'Université, professeur de Première Supérieure au Lycée Fermat, chargé de Cours à l'Institut d'Etudes Politiques de Toulouse, Pour connaître La pensée de saint Thomas d'Aquin, Éd. Bordas, 1964, pp. 38-40 :

 

           " Scepticisme, relativisme, idéalisme

           " Il nous paraît hors de doute que le problème critique joue, pour certains modernes, un rôle véritablement obsessionnel (c'est tout à fait volontairement que nous usons d'un mot à saveur pathologique) (1). Si l'on veut caractériser la conception thomiste de la connaissance, on doit la qualifier de dogmatique et réaliste... Ces deux mots ont de quoi faire bondir plus d'un de nos contemporains, et peut-être même certains se contentent-ils, non sans naïveté, de ces deux adjectifs qui leur tiennent lieu d'une réfutation de nos positions. Portant, qu'on y réfléchisse : qu'entend-on par dogmatisme ? Le mot a pris de nos jours une saveur péjorative, et évoque on ne sait quelle inconscience affirmative sans justification (l'usage du mot par le grand public en fait foi). C'est là confonde l'usage et l'abus. Étymologiquement, originairement, une philosophie dogmatique est une doctrine qui estime que nous pouvons savoir quelque chose valablement, si restreinte et si pauvre que soit au fond notre connaissance. Elle se suppose évidemment ni l'omniscience ni l'infaillibilité du penseur qui avance des thèses, ni le caractère exhaustif de la saisie du monde ou de nous-même à laquelle nous pouvons accéder. Elle est toute prête à dire, comme le personnage de Shakespeare, qu'il y a plus de choses dans le Ciel et sur la Terre que n'en peut connaître notre philosophie. Mais elle s'oppose à toute doctrine qui jetterait la suspicion ou la négation sur le peu que nous savons. En ce sens, la quasi-totalité des grands philosophes ont été des dogmatiques (un Platon, un Aristote, un Descartes, un Leibnitz, un Bergson même). Tel est le sens obvie, naturel, honnête, des mots auxquels il ne faut pas substituer des caricatures. Ce point de vue concerne la valeur de la raison et des premiers principes, l'aptitude de l'intelligence à atteindre le vrai. Il fait l'accord de penseurs dont les doctrines sont, en fait, très opposées (on l'a vu plus haut). Peut-être certains nous concéderaient-ils, plus ou moins facilement, la légitimité d'un certain idéalisme constructif. Mais le mot de réalisme déclenche des réactions assez négatives, au moins en certains milieux et parmi les gens soumis à une certaine formation. Nous ne croyons pas fondé ce préjugé, et nous tâcherons de montrer pourquoi, en exposant les grandes lignes de la critique effectuée par saint Thomas à l'égard des adversaires qu'il a pu connaître, c'est-à-dire des sceptiques de l'antiquité, critiqués eux-mêmes par les grands philosophes grecs. Nous aurons ensuite à voir si sa discussion n'atteint qu'une attitude doctrinale entièrement dénuée d'intérêt pour l'homme moderne [et tout particulièrement pour Paul Tillich], comme on le prétend fréquemment, et dont nous ne pourrions rien tirer concernant le relativisme ou l'idéalisme moderne.

           " En face du scepticisme classique (notamment celui de sophistes comme Protagoras) l'attitude de saint Thomas consiste essentiellement à reprendre les objections d'Aristote [toujours d'actualité et que tout homme cultivé et ayant droit au qualificatif de philosophe doit connaître], en les limant et les polissant pour ainsi dire (2). L'adhésion aux premiers principes s'impose à tout être raisonnable, elle vaut absolument (3) et l'intelligence saisit, en son acte même, la vérité essentielle de la connaissance (4). En outre (et nous aurons à y insister vigoureusement, peut-être trop au gré de certains, car cette manière d'argumenter est beaucoup plus qu'un procédé grammatical ou une ruse de guerre) le scepticisme est travaillé par une contradiction fondamentale, puisqu'il énonce ses thèses à la manière de vérités absolues (5)."

          

1) " A propos de l'étudiant qui vient en faculté étudier la Morale, M. Gilson écrit : " Si on la lui enseigne, la moitié du temps se passera à chercher d'abord s'il y en a une, l'autre moitié à en définir la méthode ; quand on sera bien sûr qu'il y en a une (ce n'est pas toujours le cas...) et que l'on connaîtra la méthode, on s'apercevra un peu tard qu'il ne reste plus de temps pour l'étudier. Il en sera de même pour la métaphysique : ce jeune homme venait à l'Université pour l'étudier, mais tout ce que l'on y étudie, c'est la question de savoir s'il y en a une ; vous n'attendez tout de même pas qu'un professeur enseigne une science dont il pense qu'elle n'existe pas..." (Gilson, Pour un ordre catholique, Desclée De Brouwer, pp. 221-222) Les préoccupations hypercritiques prennent parfois de tels aspects qu'il est permis d'y voir un rabougrissement de l'esprit plutôt qu'une preuve d'intelligence. Allant plus loin, certains auteurs (A. Cresson, le P. Webert, Dalbiez, F. Mentré, etc.) sont allés jusqu'à établir une parenté entre la poussée moderne de relativisme et d'idéalisme, et certaines déviations psychiques. Il est certain que des travaux comme ceux de Pierre Janet, du Dr. Claude, etc. fourniraient des rapprochements délicats à manier, mais non dénués d'intérêt. On nous permettra de ne pas insister..." [Nous nous permettons d'ajouter que la schizophrénie se définit par la perte du contact avec la réalité et que c'est malheureusement ce qui caractérise l'homme moderne, névropathe englué dans l'imaginaire et le virtuel où la violence et le sexe font loi et dont la télévision est la première propagatrice, et ce avec la complicité tacite de ceux qui nous gouvernent et l'instigation directe de la franc-maçonnerie sous-jacente - et cela n'est pas avancé à la légère, mais s'appuie sur des témoignages qui sont avérés.]

 

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