Mais exploitable par qui ? Est-ce par nous ? Nullement ! Car il demeure entendu que cette transposition ne saurait se réaliser par la vertu propre de notre intellect humain, même pris absolument, comme Mens, en dehors de toute considération de son union avec le corps : et cela parce que la puissance propre de notre Mens est finie. Cependant le fait que notre Mens est une réalisation de l’intellect en soi, lequel est transposable de plein droit à l’étage de l’intellect divin, prouve qu’il n’y a pas de répugnance et de contradiction à ce que notre Mens, par la médiation de l’intellect en soi, soit élevé à la hauteur de l’intelligible divin, et participe ainsi de l’intellect divin, pourvu que ce soit d’une manière finie [et Dieu ne fait rien en vain !]. Il y a donc, en lui, une capacité passive de recevoir les perfectionnements intellectuels subjectifs qui l’habiliteront à participer l’intellectualité divine jusqu’à pouvoir effectivement prendre pour objet, d’une manière finie, l’objet même de l’intellection divine. La MARGE en perspective est ainsi exploitable [et Dieu le sait !], mais exploitable par Dieu seul.
Car Dieu seul peut tout ce qui n’est pas en contradiction avec les natures qu’il a créées : il n’a qu’à vouloir, et de par la capacité obédientielle “ transcendantalement imbibée dans notre intellect (g) ”, du fait de la réalisation en lui de l’intellect comme intellect, notre âme intellectuelle recevra ces participations ontologiquement finies, mais intentionnellement infinies, de l’intellectualité divine qui s’appelle la lumière de gloire et, sa raison séminale, la grâce sanctifiante.
Le fondement dernier, en même temps que la vraie nature de la puissance obédientielle de l’âme humaine à la vision divine et à la vie surnaturelle qui achemine efficacement à cette vision, nous sont ainsi livrés par la structure analogique de l’intelligence. C’est là le fond du problème de notre élévation au surnaturel et son explication ultime du côté de son sujet récepteur.
Avec cet article se trouve donc achevée et comme épuisée notre étude constructive du SUJET RECEPTEUR DE LA VIE DIVINE. La puissance obédientielle, qui jaillit de ses profondeurs, a mis l’âme en état de réceptivité pure, mais totale et prochaine, vis-à-vis de ce surcroît divin ; l’âme humaine nous apparaît désormais constituée in sua ultima linea essendi, comme sujet récepteur du Surnaturel.
C’est à la grâce sanctifiante maintenant d’actualiser ce sujet pour lui donner d’accomplir l’œuvre de vie divine que la foi catholique lui assigne.
a) Nous nous sommes frayé une voie plus courte en nous appuyant sur la Question XIII de la première partie de la Somme théologique de saint Thomas d’Aquin ;
b) Cf. Aristote, Métaphysique, Livre L, chap. 7 : Nature du premier Moteur, Dieu, acte pur, pensée de la pensée ;
c) Cf. S. Thomas d’Aquin, Somme théologique, Ire Partie, qu. XIII, art. 3 ;
d) Cf. Jean de Saint-Thomas, Cursus theol., qu. XIV, disp. A7, n. 4, 18 ;
e) Cf. Psaumes, 82 : 6 ; S. Jean, 10 : 34 ;
f) Cf. Ire Épître de S. Jean, 3 : 2 ; Ire Corinthiens, 13 : 12 ;
g) Cf. Jean de Saint-Thomas, Cursus theol., Ia, quest. XII, art. 2, n. 21.
Id., ibid., vol. 2, pp. 89-90 et 91, 109, 114-120 :
« Le meilleur de l’effort de cette Quatrième partie sera consacrée à montrer que l’expérience mystique est l’épanouissement final de la vie du chrétien en état de grâce, tout comme cette vie du chrétien elle-même n’est que l’épanchement de l’état intérieur de l’âme juste. L’âme juste apparaîtra ainsi comme la semence complète de toute la vie chrétienne sur terre, jusqu’à ce fruit parfait qui est l’expérience, par les saints, du Dieu immanent à leur âme. […]
« Ma conviction, fruit de plusieurs années de méditation sur de nombreux documents, les plus autorisés et les plus suggestifs que j’ai pu réunir, est que la connaissance mystique, dans ce qu’elle a de plus formel et de plus achevé, est construite par les maîtres de la théologie mystique, saint Augustin et saint Thomas, sur le modèle de la conscience psychologique. »
« Mais on peut rechercher dans la structure organique de l’être humain les causes explicatives de cette perception. L’étude de la conscience prend alors un caractère métaphysique. Saint Thomas … nous a laissé un exposé très approfondi de cette métaphysique du fait de conscience. »
« Et comme il est connaturel à notre intelligence, en l’état de la vie, présente, de se tourner vers les choses matérielles et sensibles, il résulte que notre intelligence se saisit elle-même, en tant qu’elle est actualisée par des species (concepts) abstraites des choses sensibles par la lumière de l’intellect agent. »
« 1° Cet acte de conscience de soi, pas plus que la connaissance habituelle qu’il actualise partiellement ne saurait, dans ce qu’il a de propre, c’est-à-dire en tant que connaissance DE SOI, être soumis à la loi : non datur intelligere sine phantasmate : Il n’est pas donné de comprendre sans phantasme (a).
« Sans doute, l’âme n’est connue actuellement comme principe de l’acte qu’elle vient d’émettre, qu’autant qu’un objet extérieur a actualisé cet acte en devenant sa forme intérieure. Le concept de cet objet conserve une relation au phantasme dont il est extrait, et c’est assez pour que nous concédions que tout ce qui est représentation intellectuelle dans la conscience de soi, le quelque chose qui pense, est relatif à un phantasme sensible (b). Ce n’est donc pas sous ce rapport que la conscience de soi est l’actualisation pure et simple de la connaissance habituelle de l’âme par elle-même.
« Mais, dans la connaissance de soi, il y a autre chose que la représentation de l’âme comme principe de son acte, et donc de quelque chose qui pense ; il y a là un fait unique, qui ne se rencontre dans la connaissance d’aucune autre réalité, qui est le formel de la conscience de soi : l’âme est certaine que c’est ELLE-MÊME qui émet cet acte, et partant qu’elle existe comme son principe. Or, la représentation (l’idée) d’elle-même, qu’elle acquiert par sa réflexion sur son acte, en fonction d’un phantasme (image) sensible, ne saurait lui donner cette certitude, car toute représentation, comme telle, est intentionnel et distante de la réalité qu’elle dénonce.
« Pour rendre compte de cette certitude singulière dont le cas, je le répète, est unique, il faut supposer qu’au-dedans de soi, l’âme pensante s’est rejointe et saisie imédiatement [et c’est là où Dieu, Trine et Un, la « touche » intimement]. C’est le résultat de son immanence en soi-même, dira-t-on. Cela est fort vrai, mais énoncé en gros. L’immanence comme telle est d’ordre ontologique, c’est un état de l’être qui se réconcilie fort bien avec l’ignorance mutuelle des réalités immanentes l’une à l’autre : tel Dieu par son immensité immanent à toute créature, et inconnu de la plupart [qui ne se connaissent pas eux-mêmes]. Ce qu’il faut, c’est l’immanence de l’âme, réalité [à la fois] intelligible dans l’âme [et] réalité intelligente, c’est une conjontion objective de l’ordre de la connaissance, c’est la présence de l’âme à soi-même, comme le répète sans cesse saint Thomas, présence immédiate en droit, au moins virtuellement, la saisie directe de la réalité de l’âme-objet par l’âme-sujet. Or c’est ce que saint Thomas nomme la connaissance habituelle.
« Il faut donc qu’au terme (c) de la réflexion de l’âme sur son acte, œuvre de l’intelligence intentionnelle et représentative, la connaissance habituelle de l’âme entre en activité, — non pour s’actualiser dans la vision de la substance de l’âme, à laquelle elle est cependant en puissance, vision réservée pour l’état de séparation [de son corps], — mais pour fournir à l’acte de conscience cette conjonction immédiate, de l’ordre intelligible, entre l’âme sujet intelligent et l’âme intelligible, que nul représentation pure ne comporte [parfait !].
« De la fusion de la connaissance de l’âme par son acte avec l’actualisation, toute relative qu’elle soit, de la connaissance habituelle de l’âme par l’âme, résultera la perception actuelle et immédiate de l’âme par l’âme, la véritable conscience de soi. La raison foncière de la conscience de soi, comme telle, est au-dedans : c’est une question de structure de l’âme en tant qu’esprit, Mens : elle est d’ordre métaphysique.
« 2° Il n’y a rien d’intentionel dans l’acte terminal de la conscience psychologique, par laquelle l’âme se connaît individuellement, secundum quod habet esse in tali individuo (d), particulariter (e), et se saisit elle-même, comme principe existant de ses actes et de sa vie. Un acte intentionnel est un acte immanent, mais dont le terme intérieur, le concept, intentio, représente une réalité extérieure à laquelle il s’étend, moyennant cette valeur représentative (f). Le caractère intentionnel n’a de raison d’être que si la réalité connue est extérieure au sujet connaissant, incapable donc d’entrer dans la connaissance autrement que par sa représentation [son « phantasme » !]. Or l’âme est innée à elle-même, et originellement saisie par elle-même, viruellement et en droit, grâce à sa connaissance habituelle d’elle-même.
« Sans donc qu’intervienne précisément une idée re présentative, par l’effet de sa présence à soi-même, directement et immédiatement, l’âme est saisie par elle-même, confusément, dans sa réalité substantielle, concrète, existante, au terme de la réflexion de conscience, exactement comme elle l’était virtuellement par la connaissance habituelle de soi, toutes différences étant faites touchant la manière dont s’obtient cette conscience actuelle, à savoir par le détour des actes de l’âme [et non de l’âme elle-même], ainsi que sur le caractère partiel de l’actualisation de la connaissance habituelle qu’elle comporte.
« Il suit de là que la réflexion intellectuelle de l’âme sur elle-même, ne comporte même pas cet effort, intentio cognoscentis (g) qu’il faut bien distinguer avec saint Thomas, de l’intention représentative (h), la première appartenant en propre au sujet, l’autre plutôt à l’objet. C’est sur place, en soi-même, dans son fond, sans se distendre, que l’âme une fois actualisée par ses actes, trouve, comme dans sa connaissance habituelle d’elle-même, de quoi se connaître actuellement par sa réflexion, et que, effectivement, elle s’assimile et de déglutit, pour ainsi dire, elle-même par l’expérience qui termine cette réflexion.
« 3° Une telle connaissance n’a, en effet, qu’un nom : c’est une perception expérimentale (i). Encore ne faudrait-il pas l’imaginer sur le modèle de la perception expérimentale sensible, qui, si elle se reporte toute à l’objet sensible lui-même, immédiatement présent et contigu, sans aucun intermédiaire, ne laisse pas de s’opérer par l’espèce impresse que le choc de l’objet extérieur a suscité dans le sens. Il n’y a pas, nous l’avons dit, de species intentionnelle dans cette perception actuelle que l’âme a d’elle-même : il n’y a que le contact de l’âme avec l’âme. Sous cet aspect précise de sa valeur expérimentale, la conscience de soi est pure éclosion de la connaissance habituelle : la réflexion sur les actes de l’âme est la condition de cette expérience, mais sa raison formelle est la présence immédiate de l’âme à l’âme. Sufficit ipsa mentis praesentia quae principium actus, ex quo (actu) mens percipit seipsam (j).
« Saint Thomas a nerveusement exprimé et résumé, toute cette genèse de l’expérience de l’âme par elle-même dans ce laconique passage : “ Pour que l’âme (qu’il vient de laisser en l’état de la connaissance habituelle d’elle-même) perçoive (actuellement) qu’elle existe, et remarque ce qui se passe en elle, un habitus (c’est-à-dire une species intentionnelle (k)) n’est pas nécessaire : il suffit pour cela de la seule essence de l’âme, qui est présente à l’âme (menti) : c’est en effet de l’essence de l’âme que sortent les actes dans lesquels la même âme est perçue actuellement (l).” Équivalemment, il disait déjà dans le Commentaire sur le Maître des Sentences [Pierre Lombard] : “ Quand, par l’âme, est connu quelque chose qui est en elle (m), non par sa ressemblance (similitudo, species), mais par son essence, l’essence de la chose connue elle-même tient lieu d’habitus : Est loco habitus. Et donc, je dis que l’essence même de l’âme, en tant que connue par elle-même, a valeur d’habitus (habet rationem habitus) ”. »
Conclusion
C’est donc bien la substance de l’âme, non pas sa substance abstraite, sa nature, mais sa substance réelle, existence, concrète et vivante qui est finalement expérimentée au terme de l’observation de conscience. L’âme, par elle-même, se saisit elle-même, non tout entière, mais elle-même. Elle se perçoit directement à la source de ses actes intellectuels, les seuls sur lesquels nous avons voulu porter notre démonstration, uniquement parce que celle-ci est plus rigoureuse et plus facile puisqu’elle se tient ainsi dans les lignes pures de l’âme spirituelle. L’âme peut donc édicter dans toute sa rigueur réaliste son verdict : Je perçois expérimentalement que c’est moi qui pense, moi, c’est-à-dire, l’être, la substance concrète et réelle que je suis.
Et ce verdict n’a pas seulement la valeur d’une évidence de fait. L’analyse ontologique des substructions organiques de l’âme nous a révélé son bien-fondé, sa légitimité de droit, sa valeur absolue et non plus seulement phénoménale, en même temps que l’examen attentif des diverses phases de la conscience psychologique manifestait l’enchaînement continu qui relie à la structure même de l’âme le verdict réaliste de cette conscience, et nous apprenait comment peut se réaliser la perception expérimentale de l’âme par elle-même.
a) S. Thomas d’Aquin, Questions disputées sur la Vérité, qu. X, art. 8, sol. 1 ;
b) Id., ibid., qu. X, art. 8, diff. 5 ; cf. Somme théologique, Ire partie, qu. 87, art. 1, diff. 3 ;
c) Questions disputées sur la Vérité, qu. X, art. 8, sol. 16 ; cf. Somme théologique, Ire partie, qu. 87, art. 1, art. 1 ;
d) Questions disputées sur la Vérité, qu. IX ; qu. X, art. 8, concl. ;
e) Somme théologique, Ire partie, qu. 87, art. 1, concl. ;
f) Ibid., Ire partie, qu. XIV, art. 2 ; qu. 18, art. 3, sol. 1, etc. ;
g) S. Thomas d’Aquin, Commentaire des Sentences de Pierre Lombard, Livre I, Distinction 3, qu. 4, art. 5 ;
h) Questions disputées sur la Vérité, qu. X, art. 8, concl. ;
i) Somme théologique, Ire partie, qu. 43, art. 5, sol. 2 ; Ire partie de la IIe, qu. 112, art. 5, sol. 1 ;
j) Ibid., Ire partie, qu. 87, art. 1, concl. ;
k) Ibid., Ire partie de la IIe, qu. 54, art. 4 et surtout les Questions disputées sur la Vérité, qu. X, art. 2, concl., qui est ici formel ;
l) Questions disputées sur la Vérité, qu. X, art. 8, § ad hoc quod percipiat ;
m) Commentaire des Sentences de Pierre Lombard, Livre I, Distinction 3, qu. 4, art. 5, sol. 1 ; S. Augustin, La Trinité, L. IX, n. 1-4.
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Édith Stein (1891-1942), carmélite (décédée en déportation le 10 août 1942 avec sa sœur Rose), La Science de la Croix, II : La doctrine de la Croix, § 2, 3 : Mort et résurrection, b : L’âme, le moi et la liberté, Éditions Béatrice-Nauwelaerts, Paris, 1957, pages 178, 179, 180 :
« La possibilié de se mouvoir en soi repose sur la structure de l’âme en tant que moi. […] L’homme est appelé à vivre de son fond intime et de là, à prendre en main la conduite de sa vie ; ce n’est qu’à partir de là également que la vraie discussion, au sens plein et étymologique du mot, devient possible avec le monde. C’est seulement à partir de là que l’homme peut découvrir la place qui lui est assignée dans le monde. […] Il appartient à l’âme de décider d’elle-même. Le grand mystère que constitue la liberté de la personne, c’est que Dieu Lui-même s’arrête devant elle. […] Telle est la Bonne Nouvelle que Jean de la Croix veut annoncer, que tous ses écrits tendent à faire connaître. Dieu n’opère toute chose en l’âme que parce qu’elle se donne complètement à Lui. Ce don de soi constitue son plus grand acte de liberté.»
Id., ibid., Les différentes espèces d’union à Dieu (le sommet de la vie mystique : l’union transformante), page 203 :
« […] De toute évidence, telle est l’union que saint Jean de la Croix vise dans tous ses écrits en tant que but à atteindre. Cela est encore vrai, bien qu’il emploie quelques fois le mot d’union dans un autre sens. Nous devons d’ailleurs admettre qu’il ne l’a pas distinguée des autres espèces avec autant de précision théorique, ni en insistant sur ses particularités, comme nous l’avons tenté ici. Nous l’avons déjà souligné, le mariage mystique est une union avec le Dieu trine. Toutefois, tant que Dieu touche l’âme dans l’ombre et en cachette, elle ne peut percevoir que le contact qu’elle a éprouvé, sans savoir si c’est une ou plusieurs personnes qui l’ont touchée. Mais lorsque, dans l’union parfaite d’amour, elle est entraînée tout entière par le torrent de la vie divine, il ne peut lui échapper alors qu’il s’agit d’une vie trinitaire et d’un contact avec les Trois Personnes (a). »
a) Nous y reviendrons lors de notre examen de la Vive Flamme. Notre sainte Mère Thérèse décrit l’intervention de la T. S. Trinité dans le mariage à la 7e Demeure du Château de l’âme, chap. 1.
Id., Foi et Complation. Mort et Résurrection, page 209 :
« C’est par la Passion et la Mort du Christ que nos péchés ont été consumés. Lorsque nous acceptons avec foi cette vérité et que, dans un abandon que la même foi nous inspire, nous acceptons également le Christ tout entier, c’est-à-dire que nous choisissons d’imiter le Christ, alors il nous conduit par « Sa passion et Sa Croix, à la gloire de la Résurrection ». C’est exactement ce que l’on éprouve dans la contemplation. On y traverse le feu de l’expiation pour atteindre à la bienheureuse union d’amour. De là le caractère contradictoire de la contemplation. Elle est à la fois mort et résurrection. Après la nuit obscure, c’est maintenant la vive flamme d’amour qui rayonne de tous ses feux [et surtout que l’on ne s’en glorifie pas ! Souvenons-nous de la chute de Salomon, l’auteur des Psaumes cités maintes et maintes fois par saint Irénée au IIe siècle dans son traité Contre les hérésies : nul n’est à l’abri ! Il faut quand même savoir que les sept précieux dons du Saint-Esprit n’existent pas sans le don de crainte qui en constitue le fondement – cf. Romains, 7 : 14-25]. »
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Sainte Thérèse d’Avila (1515 – 1582)
Réformatrice du Carmel avec S. Jean de la Croix
« Chemin de la Perfection », ch. XXXIV
Ce chapitre traite de ces paroles du Pater : « Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel ». Il montre quel mérite il y a à réciter ces paroles avec un détachement de soi absolu, et quelle magnifique récompense on reçoit alors de Dieu.
Notre bon Maître (Jésus) a demandé pour nous, et nous a enseigné à demander, des biens d’une telle valeur qu’ils renferment tout ce que nous pouvons désirer sur la terre ; ne nous accorde-il pas en effet la faveur la plus haute quand il nous met au nombre de ses frères ?
Voyons maintenant ce qu’il veut que nous donnions à son Père, ce qu’il lui offre pour nous et ce qu’il demande de nous ; car il est juste que nous fassions quelque chose pour répondre à de telles grâces. Ô bon Jésus, comme ce que vous donnez de notre part est peu de chose en comparaison de ce que vous demandez pour nous ! Ce peu n’est-il pas en soi un pur néant, en comparaison de ce que nous devons à un tel Souverain ? Mais, ô mon Seigneur, il est certain que vous ne nous laissez pas sans rien : car nous donnons ainsi tout ce que nous pouvons, si toutefois nous donnons bien autant que nous le disons.
« Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel. » Vous avez bien fait, ô notre bon Maître, de présenter à votre Père la demande précédente, pour que nous puissions réaliser ce que vous donnez maintenant en notre nom. Sans cela, Seigneur, il me paraît hors de doute que nous n’aurions pu le faire. Mais puisque votre Père vous donne son royaume ici-bas, comme vous le lui demandez, je sais que nous ne vous infligerons pas un démenti ; nous accomplirons ce que vous promettez pour nous. Car une fois mon âme, toute terrestre qu’elle est, transformée en ciel, il vous devient possible d’accomplir votre volonté en moi. Sans cela, une terre aussi vile et stérile que la mienne [et de toutes les nôtres], de quoi serait-elle capable ? Je me le demande, Seigneur, car c’est une grande chose que vous offrez en notre nom !
Quand je pense à cela, je ris de ces personnes qui n’osent demander des épreuves à Dieu, dans la crainte d’être exaucées aussitôt. Je ne parle pas de celles qui en sont empêchées par un sentiment d’humilité et s’imaginent qu’elles ne pourront les supporter : car je suis assurée que Celui qui donne assez d’amour pour demander de lui prouver notre notre dévouement par un moyen si difficile, nous donnera en même temps assez d’amour pour bien souffrir.
Mais je voudrais bien savoir de ceux qui ne demandent pas d’épreuves, de peur d’être exaucées aussitôt, ce qu’ils veulent dire, quand ils supplient le Seigneur en eux sa volonté. Le disent-ils parce que tout le monde le dit, sans avoir cependant l’intention de s’y conformer dans la pratique ? Cela, mes Sœurs, ne serait pas bien.
Voyez donc comment notre bon Jésus se montre par là notre ambassadeur. N’a-t-il pas voulu s’interposer entre nous et son Père ? (et combien lui en a-t-il coûté !) Ce qu’il offre pour nous, il ne serait donc pas juste que nous refusions de l’accomplir ; ou alors, ne disons pas que nous sommes prêts à le faire.
Voici encore un autre motif : que nous le voulions ou non, mes filles, persuadez-vous bien que sa volonté doit s’accomplir au ciel et sur la terre. Croyez-m’en, suivez mon conseil, et faites de nécessité vertu.
Ô mon Seigneur, quelle faveur pour moi que vous n’ayez pas laissé à la merci d’une volonté aussi faible de la mienne l’accomplissement de la vôtre ! Soyez-en béni à jamais ! Que toutes les créatures vous en louent ! Que votre nom soit éternellement glorifié ! Quel triste sort que le mien, ô Seigneur, s’il dépendait de moi que votre volonté s’accomplisse ou non ! En ce moment, je vous donne librement la mienne, bien que ce soit à une heure où elle n’est pas désintéressée. Je sais en effet, par une longue expérience, le profit que ma volonté trouve à se livrer librement à la vôtre. Quels avantages, mes amies, il y a à cela ! et quelle perte ce serait si nous n’accomplissions pas ce que nous disons au Seigneur, lorsque nous lui présentons cette supplique du Pater !
Avant de vous parler des avantages dont il est ici question, je veux vous exposer la grandeur de l’offrande elle-même. De la sorte, vous ne pourrez pas dire que vous ne la compreniez pas bien et qu’il y a eu erreur de votre part. N’imitez point certaines religieuses qui se contentent de promettre. Comme elles ne tiennent pas leur parole, elles s’excusent en disant qu’elles n’ont pas bien compris ce qu’elles promettaient. Or, cela peut fort bien se produire, car rien ne semble si facile que d’abandonner sa volonté à celle d’autri, tout au moins en paroles ; mais dès qu’il s’agit de le mettre en pratique, on s’aperçoit que c’est la chose au monde la plus difficile à accomplir, si l’on veut s’y conformer comme il faut. Les supérieurs ne nous commandent pas toujours avec la rigueur nécessaire, parce qu’ils connaissent notre faiblesse. Parfois encore, ils traitent de la même manière les faibles et les forts. Il n’en est pas de même ici. Le Seigneur sait ce que peut chacune de ses créatures ; et quand il rencontre une âme forte, il accomplit sa volonté en elle jusqu’au bout.
Je veux vous exposer, ou vous rappeler, ce qu’est sa volonté. Ne craignez pas qu’il veuille vous donner des richesses, des plaisirs, des honneurs, ni tous les autres biens de la terre. Il vous aime trop pour cela et estime trop vos présents : c’est pourquoi il veut vous récompenser dignement, et vous donne son royaume dès cette vie. Voulez-vous savoir comment il se comporte avec ceux qui le prient du fond du cœur d’accomplir en eux sa volonté ? Demandez-le à son glorieux Fils, qui lui adressa cette même supplique au jardin des Oliviers. Il le prie avec la ferme résolution d’accomplir sa volonté, et il le prie de tout son cœur. Or voyez comment son Père a bien accompli en lui cette volonté, quand il l’a livré à toutes sortes d’épreuves, de douleurs, d’injures et de persécutions, pour le laisser mourir sur une croix (cf. S. Matthieu, XXVI, 39 ; S. Luc, IX, 23).
En voyant, mes filles, ce que le Père a donné à Celui qu’il aimait au-dessus de tout (cf. S. Luc, III, 21-22), vous connaissait quelle est sa volonté. Tels sont les dons qu’il nous fait en ce monde. Il les mesure à son amour pour nous. Il en donne plus à ceux qu’il aime plus, et moins à ceux qu’il aime moins. Il se règle aussi d’après le courage qu’il découvre en chacun de nous et l’amour que nous avons pour lui. Il voit qu’on est capable de souffrir beaucoup pour lui quand on l’aime beaucoup, mais de souffrir peu quand on l’aime peu ; et je suis persuadée que la force de supporter une grande croix, ou une petite, a pour mesure celle de l’amour. Voilà pourquoi, mes sœurs, si vous éprouvez réellement cet amour, vous veillerez, en parlant à un si grand Seigneur, à ce que vo, que nous lui s paroles ne soient pas de purs compliments. Vous ne négligerez rien pour vous soumettre aux croix que Sa Majesté vous imposera. Si vous ne lui remettez pas votre volonté de cette sorte, vous ressemblerez à quelqu’un qui montre une pierre précieuse, s’apprête à la donner et supplie qu’on la recoive, mais qui, dès qu’on étend la main pour la prendre, la garde fort bien. Ce ne sont point là des moqueries à faire à Celui qui en a déjà fort supportées pour nous. N’y aurait-il pas d’autre motif que celui-là, il n’est pas juste que nous nous moquions de lui si souvent ; car c’est très fréquemment que nous adressons cette supplique dans le Pater. Donnons-lui donc une bonne fois cette pierre précieuse que nous lui offrons depuis si longtemps ; car s’il ne nous donne pas le premier, c’est évidemment pour que nous lui donnions tout d’abord notre volonté.
C’est beaucoup pour les personnes du monde qu’elles aient une vraie résolution de tenir leur promesse. Pour vous, mes filles, vous ne devez pas vous contenter de promettre, il faut agir ; on ne vous demande pas seulement des paroles, mais des œuvres (cf. S. Jacques, II, 17, 24). Et à la vérité, c’est là, semble-t-il, ce que l’on attend de toute âme religieuse. Or, il arrive parfois qu’après avoir promis au Seigneur de lui donner la pierre précieuse (notre volonté), et l’avoir déjà placée dans ses mains, nous la reprenions. Nous montrons au premier abord beaucoup de libéralité, et ensuite nous sommes si avares qu’il eût peut-être mieux valu que nous fussions moins empressées de donner.
Tous les conseils que je vous ai donnés dans ce livre n’ont qu’un but, celui de vous amener à vous livrer complètement au Créateur, à lui remettre votre volonté et à vous détacher des créatures. Vous aurez compris combien cela est important. Aussi, je ne m’y appesantis pas davantage. Je veux seulement vous dire pourquoi notre bon Maître place ici ses paroles : « Que votre volonté ». C’est qu’il sait quel profit nous retirerons d’avoir servi la gloire de son Père Éternel. Par là, en effet, nous nous disposons à arriver promptement au terme de notre course et à boire l’eau vive de la source dont nous avons parlé (cf. S. Jean, IV, 14). Si nous n’abandonnons pas complètement notre volonté au Seigneur pour qu’il prenne soin lui-même de nos intérêts (cf. I S. Pierre, V, 7), dans la mesure où nous les lui auront abandonnés, il ne nous laissera jamais boire à cette fontaine.
Voilà en quoi consiste la contemplation parfaite, cela même dont vous m’avez priée de vous parler. Et ici, comme je l’ai déjà dit, nous n’apportons aucun concours, ni travail, ni industrie ; il n’est besoin de rien d’autre que de ces quelques mots. Car tout ce que nous voudrions faire troublerait notre âme et l’empêcherait de dire : « Que votre volonté soit faite ! » Que votre volonté Seigneur, s’accomplisse en moi ! Que ce soit de toutes les façons et de toutes les manières qu’il vous plaira, ô mon Seigneur. Si vous voulez que ce soit au milieu des épreuves, accordez-moi la force de les supporter, et qu’elles viennent. Si vous voulez que ce soit au milieu des persécutions, des infirmités, des opprobes, de l’indigence, me voici devant vous, ô mon Père ; je ne les refuse point. Il ne serait pas juste de les fuir. Dès lors que votre Fils, parlant au nom de tous, vous a remis ma volonté en même temps que celle des autres, je ne saurais pour ma part manquer à sa parole. Mais faites-moi la grâce de me donner votre royaume afin que je puisse être fidèle à un pareil engagement ; puis disposez de moi à votre gré, comme d’une chose qui vous appartient.
Ô mes Sœurs, quelle force renferme ce don ! S’il est présenté avec toute la générosité qui doit l’accompagner, il ne peut manquer d’attirer le Tout-Puissant à ne faire qu’un avec notre bassesse, à nous transformer en lui, à unir le Créateur à la créature. Voyez comme vous serez bien payées ; reconnaissez quel bon Maître vous avez, car il sait comment on doit gagner le cœur de son Père, et nous enseigne par quels moyens nous devons le glorifier.
Et plus nos œuvres prouvent au Seigneur que notre don ne consiste pas uniquement en phrases de bienséance, plus il nous rapproche de lui, et élève notre âme au-dessus des choses de ce monde et d’elle-même afin de la préparer aux grandes faveurs. Il ne cesse jamais de la récompenser de ce don en cette vie, tant il l’a en estime. Il la comble de telles grâces qu’elle ne sait plus que lui demander. Sa Majesté, en effet, ne se lasse point de donner, et non content de s’unir l’âme pour en faire une même chose avec lui, ce divin Maître commence à mettre en elle ses délices, à lui découvrir ses secrets, à se réjouir les trésors qu’elle a gagnés et de ce qu’elle entrevoie les biens qui lui sont encore réservés. Peu à peu il suspend l’activité de ses sens extérieurs, afin que nul obstacle ne l’arrête : cet état s’appelle ravissement.
Dieu commence à montrer à l’âme tant d’amitié que non seulement il lui rend sa volonté, mais il lui donne la sienne propre. Dès lors qu’il la traite ainsi, il prend plaisir à voir ces deux volontés commander pour ainsi dire à tour de rôle. Il se rend à tous les désirs de cette âme, comme cette âme accomplit tout ce qu’il commande ; mais il le fait d’une manière bien supérieure, parce qu’il est tout-puissant, qu’il peut tout ce qu’il veut et qu’il ne cesse point de vouloir.
Quant à la pauvre âme, elle a beau vouloir, elle ne peut pas réaliser ce qu’elle veut ; elle ne peut même rien, sans un don de Dieu (cf. S. Jean, XV, 5). Sa plus grande richesse consiste précisément à lui être d’autant plus redevable qu’elle le sert mieux. Souvent elle se tourmente de se voir sujette à tant d’inconvénients, d’embarras et de chaînes qu’elle trouve dans la prison du corps, parce qu’elle voudrait acquitter au moins une partie de sa dette. Mais elle est bien simple de s’affliger ainsi. Alors même qu’elle ferait tout ce qui dépend d’elle, que peut-elle payer, puisqu’elle ne peut donner, je le répète, si tout d’abord elle n’a reçu ? Elle ne peut que reconnaître son indigence et accomplir parfaitement ce qui dépend d’elle, c’est-à-dire faire le don de sa volonté. Tout le reste embarrasse l’âme que le Seigneur a élevé à cet état, et lui est nuisible au lieu de lui être profitable. L’humilité seule est capable de la servir en quelque chose. L’humilité dont je parle n’est pas celle qu’on acquiert à l’aide de l’entendement, mais celle qui provient de l’évidence même de la vérité et lui fait comprendre en un instant ce qu’elle n’aurait jamais pu imaginer après de longues années de réflexion : la profondeur de son néant, et l’incomparable Majesté de Dieu.
Je veux vous donner un avis. Ne pensez pas à cet état par vos efforts et votre zèle. Vous n’y réussiriez point, et après avoir eu peut-être de la dévotion, vous tomberiez dans la froideur. Dites donc avec simplicité et humilité, car c’est l’humilité qui obtient tout : « Fiat voluntas tua ».
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Textes à consulter et à méditer pour parvenir à l’union divine et échapper aux ruses du diable
Saint Jean de la Croix, « La Montée du Mont Carmel », Livre II, ch. VI : « Où il est traité comment les trois vertus théologales [foi, espérance et charité] doivent établir en la perfection les trois puissances de l’âme [mémoire, volonté et intelligence] et comment ces vertus font en elles du vide et des ténèbres » ; et Livre III, ch. II : « Où il est traité des appréhensions naturelles de la mémoire et comment il la faut évacuer d’elles, afin que l’âme se puisse unir à Dieu selon cette puissance ».
Saint Ignace de Loyola, « Exercices Spirituels », § 169 : « Préambule pour faire élection » : « Donc ces hommes ne tendent pas droit à Dieu, mais ils veulent que Dieu vienne droit à leurs affections désordonnées » : « De manera que éstos servir a Dios en ellos, mas quieren que Dios venga derecho a sus affectiones desordenadas » , et : « Pour prendre connaissance de quelles choses on doit faire élection », § 174 : « Il faut noter que si cette élection révocable n’a pas été faite sincère et bien ordonnée [surtout s’il s’agit du salut de notre âme, car on n’abuse pas de notre Père céleste], il est utile de la refaire [et par conséquent parfois nécessaire] comme il faut, si l’on veut qu’elle produise des fruits excellents et très agréables à Dieu notre Seigneur » : Es de advertir que si la tal electión mutable no se ha hecho sincera y bien ordenada, en tonces aprocheva hacer la electión debidamente, quiem tubiere deseo quel dél salgan fructos notables y muy apacibles a Dios nuestro Seῆor. »
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L’IMMATÉRIALITÉ DE L’ÂME HUMAINE
Ne faisons pas d’idolâtrie avec les animaux !
S. Thomas d’Aquin, « Somme théologique », Ire partie, qu. 75, art. 7, sol. 3 : « Le corps ne fait pas partie de l’essence de l’âme, mais l’âme est, par son essence, apte à être unie à un corps. C’est pourquoi l’âme ne constitue pas à proprement parler une espèce, mais c’est le composé d’âme et de corps. Et le fait même que l’âme en quelque façon ait besoin du corps pour agir montre qu’elle est une nature intellectuelle d’un degré inférieur à celui de l’ange, lequel n’est jamais uni à un corps. »
Ibid., qu. 76, art. 1, sol. 2 et 3 : « En conséquence, pour que l’homme puisse tout comprendre (possit intelligere omnia) par son intelligence, et qu’il saisisse l’immatériel et l’universel, il suffit que cette faculté intellectuelle ne soit pas l’acte d’un corps. »
Ibid., qu. 79, art. 6, sol. 1 : « La mémoire, en tant que conservatrice des espèces intelligibles, n’est pas commune aux hommes et aux bêtes. »
Ibid., qu. 79, art. 8, conclusion : « Les hommes, par contre, parviennent à connaître la vérité, en allant d’un élément à un autre : aussi sont-ils appelés rationnels. Le raisonnement est donc à l’intuition intellectuelle ce que le mouvement est au repos, ou l’acquisition à la possession, l’un appartient à l’être parfait, l’autre à l’imparfait. Mais du fait que toujours le mouvement procède de l’immobile et se termine au repos, le raisonnement humain procède, par la méthode de recherche ou d’invention, de quelques connaissances intellectuelles simples, les premiers principes ; ensuite par la méthode de jugement, il retourne de nouveau à ces premiers principes, à la lumière desquels il éprouve les résultats de sa découverte.
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Notons bien que cette analyse de S. Jean de la Croix corrobore et explicite le chapitre XXXIV de Ste Thèrèse de Jésus sur l’état de ravissement.
S. Jean de la Croix, La Montée du Mont Carmel, Livre III, chap. II :
LIVRE III
QUI TRAITE DE LA PURGATION ET DE LA NUIT ACTIVE DE LA MÉMOIRE
ET DE LA VOLONTÉ. – IL DONNE L’INSTRUCTION COMMENT L’ÂME
DOIT SE COMPORTER TOUCHANT LES APPRÉHENSIONS DE CES DEUX PUISSANCES
POUR VENIR À S’UNIR À DIEU, SELON CES DEUX PUISSANCES,
EN PARFAITE ESPÉRANCE ET CHARITÉ
CHAPITRE II
OÙ IL EST TRAITÉ DES APPRÉHENSIONS NATURELLES DE LA MÉMOIRE
ET COMMENT IL FAUT L’ÉVACUER D’ELLES,
AFIN QUE L’ÂME PUISSE S’UNIR À DIEU SELON CETTE PUISSANCE
1. Il est nécessaire que le lecteur de ces Livres prenne garde à quel propos nous parlons ; autrement il pourrait former plusieurs doutes sur ce qu'il lirait, comme il pourra en avoir de ce que nous avons dit de l’entendement et de ce que nous dirons de la mémoire et de la volonté ; car, voyant comment nous anéantissons les puissances touchant leurs opérations, il pensera peut-être que nous plutôt le chemin de l’exercice spirituel que nous ne l’édifions ; ce qui serait vrai si nous ne voulions ici instruire que ceux qui commencent, — lesquels doivent se disposer par ces appréhensions discursives et appréhensives.
2. Mais, parce que nous donnons ici une doctrine pour passer outre en contemplation à l'union avec Dieu, — pour lequel effet tous ces moyens et exercices sensitifs des puissances doivent demeurer en arrière et en silence, afin que Dieu opère de soi l'union divine en l'âme, — il faut suivre ce style, désembarrassant (« desembarazando »), évacuant et faisant que les puissances renoncent à leur juridiction naturelle, et à leurs opérations, afin de donner lieu à l'infusion et à l'illustration surnaturelle ; puisque leur capacité ne peut atteindre à un si haut point, mais au contraire elle peut la détourner, si on ne la perd de vue. [...]
4. [...] Et il ne se peut moins faire que la mémoire s'anéantisse touchant les formes, si elle veut s'unir avec Dieu. Car cela ne peut être si elle ne se disjoint entièrement de toutes les formes qui ne sont pas Dieu ; puisqu'Il ne tombe point sous forme ni aucune notice distincte, comme nous l'avons dit en la nuit de l'entendement. Et, comme dit le Christ, puisque personne ne peut servir deux maîtres à la fois, la mémoire ne peut être conjointement unie en Dieu et en les formes et notions distinctes ; et comme Dieu n'a point de forme, ni image qui puisse être comprise par la mémoire, de là vient que quand l'âme est unie avec Dieu (comme on voit tous les jours par expérience) elle demeure sans forme et sans figure, l'imagination perdue et la mémoire plongée dans un souverain Bien, en grand oubli, sans se souvenir de rien. Car cette union divine lui vide l'imagination, la nettoie de toutes les formes et notices, et l'élève au surnaturel.
5. Et ainsi, c'est chose notable ce qui parfois se passe ici : parce que parfois, quand Dieu fait ces touches d'union dans la mémoire, subitement il se produit dans le cerveau [« sur la terre » du Pater Noster] - qui est le lieu où elle a son siège - un chavirement si sensible qu'il semble que toute la tête s'évanouisse et que le jugement et le sens se perdent ; et ceci tantôt plus, tantôt moins, selon que la touche est plus ou moins forte ; et alors, à cause de cette union, la mémoire se vide et se purge (comme je le dis) de toutes les notices et elle demeure dans un oubli parfois si grand qu'elle a besoin de se faire grande violence et se donner de la peine pour se souvenir de quelque chose.
6. Cet oubli de la mémoire et suspension de l'imagination [sous l’influence et sous le contrôle de Dieu] sont parfois de telle sorte, parce que la mémoire est unie avec Dieu, qu'il se passe un long temps sans le sentir, ni savoir ce qui s'est fait pendant ce temps-là. Et comme alors l'imagination est suspendue, quoiqu'alors on lui fasse des choses douloureuses, elle ne les sent pas ; car sans imagination il n'y a pas de sentiment - ni même de pensée, vu qu'il n'y en a pas. Et afin que Dieu vienne faire ces touches d'union, il convient à l'âme de désunir la mémoire de toutes notices appréhensives. Et il faut noter que ces suspensions ne sont plus de même chez les parfaits, parce qu'il y a déjà en eux une parfaite union, et qu'elles relèvent de l'élément essentiel de l'union. [...]
7. Vous me direz peut-être que cela semble bon, mais que de là s'ensuit la destruction de l'usage naturel et du cours des puissances, et que l'homme demeure oublieux, comme une bête, et encore pis, sans discourir ni se souvenir des nécessités ni des opérations naturelles ; que Dieu ne détruit pas la nature, mais qu'Il la perfectionne, et d'ici s'ensuit nécessairement sa destruction, puisqu'elle oublie ce qui de moral et de raisonnable pour les pratiquer, et pareillement ce qui est naturel pour l'exercer. Vu qu'elle ne peut se souvenir aucunement de cela, puisqu'elle se prive des notices et des formes, qui sont le moyen de la réminiscence.
8. À quoi je réponds qu'il en est ainsi : que tant plus la mémoire va s'unissant avec Dieu, d'autant plus elle va perdant les notices distinctes, jusqu'à les perdre totalement - ce qui est lorsque l'âme arrive en perfection à l'état d'union ; et partant, au commencement, lorsque cela se fait, l'âme ne peut empêcher un grand oubli de toutes les choses (puisqu'elle va perdant les formes et les notices) et ainsi elle fait maintes fautes touchant l'usage et le commerce extérieur, ne se souvenant de boire ni de manger, ni si elle a fait, ni si elle a vu ou non, si on a dit ou si on n'a pas dit, et ceci à cause que la mémoire est absorbée en Dieu (« absorbimiento en Dios »). Mais lorsqu'elle est déjà parvenue à l'habitude d'union, qui est un Bien souverain, elle n'a plus ces oublis (« esos olvidos ») de cette façon, en ce qui est de la raison morale et naturelle ; au contraire, dans les opérations convenables et nécessaires elle est bien plus parfaite, encore qu'elle ne les opère par le moyen des formes et notices de la mémoire ; parce que, en ayant l'habitude d'union, qui est déjà un état surnaturel, la mémoire défaille et aussi les autres puissances en leurs opérations naturelles, et passent de leur terme naturel à celui de Dieu, qui est surnaturel. Et ainsi, la mémoire étant transformée en Dieu, il ne peut s'y imprimer de formes ni de notices des choses. C'est pourquoi les opérations de la mémoire et des autres puissances, en cet état, sont toutes divines ; parce que Dieu possédant désormais les puissances comme Seigneur absolu, par leur transformation en Lui, c'est Lui-même qui les meut et leur commande divinement selon son divin Esprit et selon sa volonté ; et alors, c'est de manière que les opérations ne sont pas distinctes, mais que celles que l'âme opère sont de Dieu et sont des opérations divines, car, comme dit saint Paul, “celui qui s'unit avec Dieu n'est qu'un seul esprit avec Lui” (I Corinthiens, VI, 17).
9. De là est que les opérations de l'âme unie sont de l'Esprit divin et par conséquent sont divines. D'où vient que les œuvres de ces âmes sont celles qui sont convenables et qui sont raisonnables, et non celles qui sont hors de propos ; parce que l'Esprit de Dieu leur fait savoir ce qu'elles doivent savoir, et ignorer ce qu'il faut ignorer, et se souvenir de ce dont elles doivent se souvenir avec formes et sans formes, et oublier ce qui est à oublier, et leur fait aimer ce qu'elles doivent aimer, et n'aimer ce qui n'est pas en Dieu. Et ainsi tous les premiers mouvements des puissances de ces âmes sont divins, et il n'y a pas sujet de s'étonner que les mouvements et opérations de ces puissances soient divins, puisqu'elles sont transformées en un être divin. [...]
11. Pour un second exemple, nous supposerons ceci : une personne en un tel temps doit vaquer à certaine affaire nécessaire. Elle ne s'en souviendra par forme aucune ; mais seulement, sans savoir comment, on lui mettra en l'âme quand et comment il convient d'y travailler sans qu'il y ait aucun manquement. [...]
13. Vous me direz peut-être que l'âme ne pourra tant vider et priver la mémoire de toutes les formes et images qu'elle puisse parvenir à un si haut état ; parce qu'il y a deux difficultés qui sont par-dessus les formes et l'habileté humaines ; qui sont : de rejeter le naturel avec l'habileté naturelle - ce qui ne peut être - et de toucher et s'unir au surnaturel - ce qui est beaucoup plus difficile et, pour dire vrai, cela est impossible avec la seule habileté naturelle. Je dis que c'est la vérité, que Dieu doit la mettre en cet état surnaturel ; mais qu'aussi elle doit s'y disposer autant qu'il est en elle - ce qu'elle peut faire naturellement, surtout avec l'aide que Dieu lui donne. Et ainsi à mesure qu'elle entre pour sa part en cette négation et vide de formes, Dieu va la mettant en la possession de l'union (comme, moyennant sa grâce, nous le dirons en la nuit passive de l'âme) et ainsi, quand il Lui plaira, à la mesure de sa disposition, Il achèvera de lui donner l'habitude de la divine union parfaite. [...]
15. [...] Souvenez-vous seulement qu'encore que pour un temps on ne sente pas le profit de cette suspension de notices et de formes, le spirituel ne doit pas s'en inquiéter, car Dieu ne manquera pas de venir en son temps - et pour un si grand bien, que ne faut-il pas endurer et souffrir avec patience et espérance ?
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S. Jean de la Croix a prouvé l’apostasie de l’Antéchrist
S. Jean de la Croix, « La Montée du Mont Carmel », Livre III, chap. XXII : « Des dommages qui s’ensuivent pour l’âme de mettre la joie de la volonté dans les biens naturels » :
3. Mais retournant à parler de ce second dommage (qui « est qu’il émeut les sens à complaisance et à la délectation sensuelle et à la luxure ») - qui en contient en soi d'innombrables - quoiqu'on ne sache pas les exprimer avec la plume ni avec la langue, il n'est ni obscur ni caché jusqu'où arrive et combien grande est cette misère qui naît de la joie qu'on a de la grâce et de la beauté naturelle ; vu que chaque jour on en voit arriver tant de meurtres d'hommes, de déshonneurs, d'outrages, de biens dissipés, tant d'envies et de contentions, tant d'adultères, de viols et de fornications, et tant de saints abattus sur le sol qu'on les compare à “la troisième partie des étoiles du ciel précipitées en terre par la queue de ce serpent” (Apocalypse, XII, 4) ; “L'or fin dans la fange, privé de son premier lustre ; les braves et les nobles de Sion qui se revêtaient d'or fin, estimés comme des pots de terre cassés et mis en pièces” (Lamentations, IV, 1-2).
4. Mais où ne parvient le poison de ce dommage ? Et qui ne boit peu ou beaucoup dans le calice doré de la femme de Babylone ? (cf. Apocalypse, XVII, 4). Laquelle étant montée sur une grande bête qui avait sept têtes et dix couronnes, donne à entendre qu'à peine y a-t-il ni haut, ni bas, ni saint, ni pécheur à qui elle ne fasse boire de son vin, assujettissant leur cœur en quelque chose ; car, comme il est dit là, “elle a enivré tous les rois de la terre du vin de sa prostitution” (Ibid., XVII, 2). Elle range sous sa tyrannie tous les états, jusqu'au souverain et illustre état du sanctuaire et du divin sacerdoce, posant son calice abominable, comme dit Daniel, “au lieu saint” (Daniel, IX, 27 [C’est ici « les prophéties de Daniel relatives à la fin des temps » avec l’apostasie de l’Antéchrist dont S. Irénée a fait la preuve dans son traité « Contre les hérésies », Livre V, IIIe partie, 25, 1-5 à 30, 4]), en laissant à peine aucun, pour fort qu'il soit qu'elle n'abreuve peu ou beaucoup du vin de ce calice qui est cette vaine joie. C'est pourquoi il dit que tous les rois de la terre furent enivrés de ce vin ; vu qu'il s'en trouvera fort peu, même des plus saints, qui n'aient été quelque peu charmés et séduits du breuvage de la joie et du goût de la beauté et des grâces naturelles.
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« Que le Règne de notre Père céleste (a) arrive sur la terre comme au ciel » (b), que son nom soit sanctifié (c) et que nous venions après Jésus, en nous renonçant, et en portant notre croix, et en le suivant » (d) afin que l’Esprit Saint libère notre cerveau ou notre terre (e) de tout ce qui est s’oppose à l’établissement de ce Règne en nous et dont la mission première est de nous purifier en faisant de nous des créatures nouvelles par le feu de son Amour (f) dans un monde restauré en son premier état pour la gloire de Dieu et le service des justes (g) !
a) Cf. S. Matthieu, VI, 9 ; Psaumes (Vulg.), XC, 14 ; S. Matthieu, XI, 27 ; IV, 5-6 ; Psaumes, XC, 11-12 ; S. Matthieu, IV, 11 ; S. Irénée, « Contre les hérésies », Livre III, 23, 7 ;
b) Cf. S. Matthieu, VI, 10 ; Psaumes, XC, 16 ;
c) Cf. S. Matthieu, VI, 9 ; Psaumes, XC, 14 ;
d) Cf. S. Luc, IX, 23 ;
e) Cf. S. Matthieu, VI, 13 ;
f) Cf. l’hymne « Veni Creator Spiritus » ; Psaumes, CIII, 30 ; S. Matthieu, VI, 10, 13 ;
g) Cf. S. Luc, XIV, 14 ; Isaïe, XI, 6-9 ; LXV, 25 ; Psaumes, CIII, 30 ; XC, 16 ; S. Irénée, « Contre les hérésies », Livre V, IIIe partie.
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Dans le Royaume de Dieu ne coexistent pas le bien et le mal ou la vérité et l’erreur (a). Notre cerveau, la terre de notre corps (b) et le siège de notre mémoire (c), dans l’union à Dieu, devra lui aussi être purifié de tout ce qui est incompatible avec la venue de ce Royaume par le feu de l’Amour du Saint-Esprit (d).
a) Cf. Ire Ép. Aux Thessaloniciens, V, 19 ;
b) Cf. S. Matthieu, VI, 10 ;
c) Cf. S. Jean de la Croix, « La Montée du Mont Carmel », Livre III, chap. II ;
d) Cf. l’hymne « Veni Creator » : « Venez Esprit Saint, remplissez les cœurs de vos fidèles, et allumez en eux le feu de votre amour » ; Psaumes (Vulg.), CIII, 30 : « Vous envoyez votre souffle : ils sont créés ; et vous renouvellez la face de la terre ».
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Saint Jean de la Croix, « Vive Flamme », strophe I, vers 3 (Dieu étant au centre de l’âme, pour avoir une vie intérieure, il convient donc de le chercher là où il se trouve) :
« Le centre de l'âme est Dieu » : « El centro del alma es Dios. »
Saint Luc, XVII, 20-21 :
« Le Royaume de Dieu est au-dedans de vous » (au-dedans de vous, dans vous, en dedans de vous : du gr. entos et du lat. intra vos). (Il s'agit là du Royaume de Dieu dans l'âme et non du futur Royaume terrestre du Christ, consécutif à la Parousie. ― Cf. S. Irénée, Contre les hérésies (ou « contre la gnose au nom menteur ») ; cf. Louis de Boanergès, « Bientôt le Règne millénaire », tome 2 : Nouvelle économie du IIIe Âge que Dieu seul instaurera en une seule fois après la chute apocalyptique de l’Antéchrist ― cf. S. Matt., 24 : 27 ; S. Marc, 13 : 26 ; S. Luc, 21 : 27 ; 14 : 14 (« la résurrection des justes ») (1) ; Actes, 1, 1 (Actes de S. Luc, auteur également du troisième Évangile portant son nom), 3 et 6 (Règne du Christ), tome 2, 491 pages, DPF, BP 70001, 86190 – Chiré-en-Montreuil, tél. 05 49 51 83 04, Gmail contact@chire.fr, ― ouvrage d’une qualité exceptionnelle qui constitue une véritable somme sur un sujet qui nous concerne tous.)
1) Il s’agit bien de « la résurrection des justes », c’est-à-dire des seuls justes, et non de la résurrection tout court ou de la résurrection générale, car il n’y a pas que les justes qui ressusciteront (cf. I Corinthiens, XV : 52 ; S. Matthieu, XIII, 43 ; S. Luc, XIV, 14).
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